Haro sur les bloqueurs de pubs

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Nous sommes de plus en plus nombreux à utiliser les bloqueurs de pub, ces add-on de Firefox, Chrome ou Opera qui permettent de bloquer les contenus publicitaires, tout en rendant plus fluide la navigation puisqu’aujourd’hui, sur bien des sites web, la part du contenu publicitaire est souvent plus importante que le contenu éditorial.

Ce qui était au départ une lubie de Geek est en passe de devenir un standard sur tous les navigateurs.  Aujourd’hui pour installer un bloqueur de pub sur votre navigateur préféré, cela prend en tout et pour tout moins d’une minute montre en main.  Et leur succès auprès du public est tel que cela terrorise littéralement les régies publicitaires et les éditeurs de contenus.

La faute à qui ?

Quoi qu’en disent les personnes qui précisément vivent de la publicité, le succès toujours grandissant des bloqueurs de pub est à attribuer tout d’abord au fait qu’ils apparaissent aujourd’hui comme un must pour pouvoir garder un minimum de confort lorsqu’on surfe sur internet.

  • Aujourd’hui, sur bien des sites web, le temps de chargement avec/sans bloqueur de pub peut facilement passer du simple au double, sans parler des frais que cela engendre lorsqu’on surfe à partir d’une connexion plus coûteuse, comme le 3G/4G.
  • Les internautes se sentent agressés en permanence par une publicité omniprésente qui gâche totalement le plaisir de lecture/navigation
  • Vie privée : les régies publicitaires collationnent les données de navigation des internautes.

 

Prenons un exemple

Prenons, à tout hasard, un article du premier site de presse francophone, Le Soir.

Sans bloqueur de pub

Avec bloqueur de pub (uBlock Origin)

Les chiffres parlent d’eux-même me semble-t-il.  On passe de 18 à 5 secondes, le nombre total d’éléments chargés étant divisé par 2,4.  Ou pour le dire autrement, le contenu pertinent est noyé dans un océan de publicités, réduisant le confort utilisateur à sa partie congrue.

Pas étonnant dès lors que les bloqueurs de pub suscitent de plus en plus d’engouement.

Les arguments des régies et des éditeurs de contenus

Longtemps, ceux-ci ont purement et simplement méprisé et ignoré les internautes qui se plaignaient de l’omniprésence des publicités sur le Web.  Ce n’est que lorsqu’ils ont commencé à mesurer une sérieuse baisse de leurs revenus publicitaires qu’ils se sont inquiétés.

Ainsi le discours que l’on voit fleurir un peu partout sur le web ces temps-ci, la plupart du temps suite à la détection d’un bloqueur de pub est :

Vous vous rendez compte qu’en ne regardant pas nos publicités vous nous privez de revenus ?  Et comment qu’on va nourrir notre famille tellement nombreuse ?  Comment expliquer à nos enfants qu’ils n’auront rien pour Nwël, et peut-être plus à manger du tout ?  Sans coeur !

En fait, ils sont passé du discours totalement méprisant au discours larmoyant, en gardant comme constante un égoïsme absolument consternant.  Ainsi, en refusant de se faire agresser par leur pub de m…, ce seraient les utilisateurs qui seraient cruels et sans coeur ?

Pas une seconde ils ne se remettent en question, et à aucun moment ils ne se posent la question de savoir s’ils n’auraient pas un peu abusé de la patience des utilisateurs.

Le fin du fin étant probablement des articles pseudo informatifs rédigés par des médias faisant eux-même abondamment usage des régies publicitaires pour se financer.

Occasion inespérée pour eux de présenter tous les arguments en faveur de la pub, tout en se parant d’une aura d’impartialité qui par essence même, ne pourrait pas être présente dans leur article.  Il y a là plus qu’un conflit d’intérêt, cela frise la malhonnêteté intellectuelle, et montre dans quel état de détresse ils sont pour en arriver à de tels expédients.

Ainsi dans l’article du Monde, intitulé La grande guerre des bloqueurs de publicité  on peut lire :

De l’autre côté, pour bien des sites, la publicité est la seule source de financement, les internautes rechignant souvent à payer pour les consulter. Quant à l’augmentation du nombre de publicités et leur caractère jugé invasif, il est la conséquence directe de la chute des prix, elle-même liée à de nombreux facteurs, dont la prééminence de grands acteurs comme Google et Facebook sur le marché. Pour maintenir leur chiffre d’affaires, les sites ont donc tendance à afficher davantage de publicités par page, ou à privilégier des formats publicitaires plus visibles et plus grands.

Dans lequel on vous dit que si vous mangez des pubs de plus en plus invasives, c’est parce que les prix baissent.  Et il est tout à fait logique qu’on reporte ce manque à gagner sur vous (?!).  Hum hum !  Creusons un peu cet argument…  Si les prix baissent, c’est en raison de la concurrence, rarement pour les beaux yeux des clients.  Cela a pour conséquence de réduire les marges et par effet adverse, d’augmenter les ventes… Pas de les diminuer ?  L’argument est donc inepte.

Toute la fin de l’article est consacrée à Marco Arment, qui avait retirée son application Peace de l’Apple Store deux jours après l’y avoir mise.  Un scénario Hollywodien, avec ses méchants (les bloqueurs de pub), les gentils (régies publicitaires) et le héros, Marco.

Marco est plutôt du côté des méchants, au début du film, mais à la fin, se rendant compte à quel point il va faire du mal aux pôvres éditeurs de contenu, il réalise à comme il était pas gentil, retire son app du marché, épouse la princesse et ils auront une large descendance de petits consommateurs blondinets pommés.

Marco Arment, le créateur de Peace, le bloqueur de publicités pour iOS, est un développeur reconnu. Son application, qui utilisait la technologie de Ghostery – un logiciel de protection de la vie privée qui peut aussi être utilisé comme bloqueur de publicités – s’est hissée en 24 heures en tête des applications payantes les plus téléchargées sur iPhone.

Le succès de l’application lui a valu d’être violemment pris à partie en ligne par des anti-bloqueurs de publicité.

S’en est suivie une longue discussion en ligne, sur les réseaux sociaux et plusieurs blogs spécialisés, sur l’éthique des bloqueurs de publicité. Certains commentateurs estiment que la large diffusion des bloqueurs forcera l’industrie de la publicité à s’adapter, comme le chroniqueur du New York Times Farhad Manjoo ; d’autres, comme le développeur Joen Asmussen, considèrent qu’il n’y a pas de bloqueur de publicité « éthique » :

« Un bloqueur de publicité éthique, qui ne bloque que les « mauvaises » pubs et laisse passer les « bonnes », ça n’existe pas. J’aimerais me sentir comme un activiste luttant pour la pureté du Web quand j’installe l’application de Marco Arment à 2,99 dollars. Je voudrais bien croire qu’en faisant cela, je contribue à faire changer les entreprises de la publicité de manière positive (…) mais c’est une illusion. »

Au terme de deux jours de débats enflammés, Marco Arment a finalement décidé de retirer son application du catalogue en ligne d’Apple – les acheteurs seront remboursés. Il s’en est expliqué sur son blog :

« Peace traitait toutes les publicités de la même manière (…) Cette approche est trop brutale, et Ghostery et moi-même avons décidé que cela ne sert pas nos buts et nos convictions de la bonne manière. Si nous voulons amener un changement global, une approche plus nuancée et plus complexe qu’une simple application iOS est nécessaire. (…) Le blocage de publicité est une sorte de guerre (…). Je vois la guerre comme le Tao la voit : il faut l’éviter autant que possible. (…) Et même si je « gagne », ça ne me plaît pas. C’est pourquoi je me retire de ce marché. »

Moi j’ai pleuré… De rire.  Les ficelles sont tellement grosses qu’on pourrait amarrer le Charles de Gaulle dans sa baignoire avec.  D’un autre côté cela montre aussi la totale vacuité de l’argumentaire.

Et je ne vois pas qu’il soit impossible de créer un bloqueur de pub capable d’une approche différenciée,  plus délicate que le simple tir à vue.   A partir du moment où je vois une URL, je peux parfaitement décider de la laisser passer ou pas, quelle que soit la complexité de l’algorithme décisionnel (listes blanches, etc).  C’est encore un argument à neuneu.

Les avantages et inconvénients de la centralisation

L’expérience AdBlock a clairement montré les limites de la concentration des utilisateurs dans une seule application.  Le fait que des centaines de milliers d’utilisateurs installent la même application pour bloquer les publicités sur base des mêmes listes blanches a eu deux effets :

  • Concentrer le pouvoir des utilisateurs qui du coup devenaient acteurs (ce que les régies ont toujours un peu de mal à intégrer, pô grave on suppose que les plus intelligentes survivront)
  • Concentrer le pouvoir décisionnel dans les seules mains de l’éditeur d’AdBlock Plus (Eyeo), avec les conséquences que l’on sait.

AdBlock Plus – Eyeo

AdBlock Plus, édité par Eyeo était devenu peu à peu le leader incontesté dans le domaine des bloqueurs de pub.  Facile à installer, fiable, basé sur des listes préexistantes, il représentait tout ce que peut désirer un utilisateur lambda qui n’a pas de temps à consacrer à une configuration complexe.

Il faut croire qu’Eyeo a réalisé assez rapidement le potentiel financier que représentait son outil, et a fini par céder au chant des sirènes, qui venaient avec des brouettes entières de billets de banque.  Ils en sont tout simplement venus à marchander l’inclusion de tel ou tel éditeur de pub contre rétribution.  Rien d’éthique, rien qui respecte les utilisateurs, non.  Ceux qui paient le plus cher.  La plus pure logique mercantile.

A la limite c’était leur droit, rien d’illégal là-dedans.  Ce devrait être une bonne leçon.  Ne pas mettre tous ses oeufs dans le même panier et surtout se réserver la possibilité de basculer sur un autre logiciel très rapidement quand le besoin s’en fait sentir.  Pour moi c’est (actuellement) uBlock Origin.

Intégration dans les logiciels de navigation

Une tendance qui se dessine de plus en plus sur le marché des navigateurs, est l’intégration directement par le fabricant d’un logiciel antipub dans les options de celui-ci.

Dans ce cas-ci comme dans celui d’AdBlock, je crois qu’il faut faire très attention à ne pas retourner ce pouvoir (qui fait de nous des acteurs et non plus des moutons) aux majors de l’industrie logicielle.  Ils pourraient, tout comme AdBlock, s’en servir à leur seul profit.

Course à l’échalotte

La lutte entre les bloqueurs de pub et les logiciels de blocage d’addons de blocage de pub, c’est un peu comme la pseudo lutte entre les virus et les antivirus informatiques : une pantalonade.

Quelques éditeurs ont bien essayé ici et là de bloquer les contenus éditoriaux aux utilisateurs faisant usage d’un bloqueur de pub, mais apparemment, personne n’a vraiment été au-delà de la phase de test.  Pour une bonne raison : c’est contre-productif.  C’est une guerre technologique perdue d’avance, et qui leur coûterait plus que ce que cela pourrait (hypothétiquement et en cas de victoire) leur rapporter.

Du point de vue des utilisateurs, mais aussi de la communauté des développeurs dont je suis, je crois qu’il n’est pas de notre intérêt de rentrer dans ce genre de guéguerre stérile.

On peut parfaitement s’en tenir à des bloqueurs de pub simples mais robustes, quitte à les accouplerà un NoJS afin de limiter le pouvoir de nuisance des scripts hébergés par les régies.

On pourrait aussi (ce serait amusant) permettre l’ajout, directement via le navigateur, d’un commentaire disant pourquoi on a bloqué totalement les pubs du site  Ces commentaires, centralisés et dûment comptabilisés seraient accessibles publiquement, et donc aussi par ces régies qui pourraient alors mieux mesurer à quel point elles indisposent les internautes.  Cela donnerait :

J’ai tout d’abord désactivé toutes vos m… de pub puis le Javascript.  Voyant que cela ne donnait rien (y sont très futés vos programmeurs) j’ai décidé de ne plus remettre un pied sur votre site, puisque de toutes façons, il ne contient rien que je puisse lire.  Meilleures salutations.  Pierre-Paul Jacques

Morale de l’histoire

Dans ce cas-ci comme dans beaucoup d’autres, la morale est qu’on est forts lorsqu’on est unis.  Cela a permis aux utilisateurs qui n’étaient jusqu’alors qu’un nuage impersonnel d’internautes de devenir des acteurs, maîtres de leurs décisions.

Beaucoup d’éditeurs ne l’ont pas compris, beaucoup disparaîtront.

Et ceux qui resteront comprendront que désormais leur rétribution dépend du bon vouloir des internautes et qu’il serait sage de leur offrir un contenu de qualité, et des publicités acceptables (en qualité et en quantité) s’ils veulent en bénéficier.

Ah si les gens pouvaient être à moitié aussi critiques vis à vis de leurs élus !

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Philippe Huysmans

Webmaster du Vilain Petit Canard, citoyen de nationalité belge, marié et père de deux enfants. Je vis en Belgique et j’exerce la profession d’Informaticien à Bruxelles. Mes articles