Pilule bleue, pilule rouge

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Ils savent que nous savons qu’ils mentent, et ils s’en moquent.

Ceux qui me suivent déjà le savent, je suis très attentif à la manipulation, qu’elle prenne la forme d’une propagande particulièrement bien étudiée ou d’autres formes plus inattendues, parce que c’est seulement quand on en expose le mécanisme qu’elle cesse d’opérer.  Pour comprendre ce qui va suivre, je vous conseille fortement de visionner le documentaire d’Adam Curtis (BBC/2016) intitulé Hypernormalisation.  Ce documentaire expose crûment que depuis les années ’70,  nos politiques, le monde de la finance et les utopistes technologiques ont sciemment laissé de côté la complexité du monde réel (réalité tangible) pour la remplacer par un monde factice, simpliste et purement virtuel, dirigé par les multinationales et maintenu par les hommes de paille que sont devenus les politiques.   Faut-il ajouter que cette méta-réalité ne peut perdurer que si elle est soutenue par une propagande massive,  celle des médias dominants.

Le terme hypernormalisation a été inspiré directement par un ouvrage rédigé par un anthropologue d’origine russe, Alexeï Yurchak, né en Russie en 1960, intitulé Everything Was Forever, Until it Was no More1.  Il y dépeint, avec plus ou moins de bonheur l’atmosphère surréaliste qui régnait durant les dernières décennies qui ont précédé l’effondrement du régime soviétique2.

L’État était totalement corrompu, jusqu’à chacun de ses rouages, et le pays partait tranquillement à la faillite.   On annonçait des réussites magnifiques des plans quinquennaux, des récoltes de blé absolument exceptionnelles… Mais les boulangeries restaient désespérément vides.  On parlait d’un pays toujours plus riche, mais les citoyens avaient toujours plus de mal à boucler les fins de mois.  Les médias, totalement sous contrôle du pouvoir, mais aussi les réseaux du Parti Communiste étaient chargés de véhiculer la propagande.  Il n’y avait pas de projet alternatif, tout le monde savait que les élites mentaient, et les élites elles-mêmes savaient que tout le monde le savait, mais le système se maintenait comme en lévitation, jusqu’à ce qu’il s’écroule brutalement à partir de 1988.

Nous avions cru alors que ceci marquait la victoire totale du libéralisme sur le communisme, mais était-ce bien le cas ?  Plus près de chez nous, un philosophe français, Jean Baudrillard3 avait théorisé, dès la fin des années ’70 l’hyperréalité qui, nous le verrons, ressemble furieusement à l’hypernormalisation des régimes communistes agonisants.

En sémiotique et dans la philosophie post-moderne, on utilise le terme d’hyperréalité (à ne pas confondre avec le surréalisme ou l’hyperréalisme) pour décrire le symptôme d’une culture postmoderne évoluée. L’hyperréalité caractérise la façon dont la conscience interagit avec la réalité. Tout particulièrement, quand la conscience perd sa capacité à distinguer la réalité de l’imaginaire et commence à s’engager avec ce dernier sans comprendre ce qu’il fait, elle s’introduit alors dans le monde de l’hyperréel. La nature du monde hyperréel se caractérise par une amélioration de la réalité.  Source Wiki

Et cette réalité alternative ne peut être substanciée que par la post-vérité, qui n’est, en somme, qu’un autre nom pour la propagande.  Baudrillard nous met en garde contre une interprétation édulcorée d’un monde complexe qui nous serait obligeamment servie par ceux qui nous dirigent, via leurs laquais, les médias de masse, et la classe politique qui ne représente plus guère qu’un prétexte tant nous mesurons parfaitement bien qu’ils n’ont plus aucun pouvoir.

Nous savons qu’ils mentent, ils savent que nous le savons mais s’en moquent, c’est Tina4 qui est aux commandes.  Il ne peut exister d’autre réalité , et d’ailleurs vous voyez bien que c’est vrai puisque tous les médias le disent !

Hyperréalité versus hypernormalisation

Il semble bien que l’hyperréalité ne serait qu’une version théoriquement plus complète de l’hypernormalisation qui n’était rien d’autre qu’une maladroite fuite en avant d’un régime aux abois.   On peut, dès lors, s’interroger sur le pourquoi du basculement, dans nos régimes soi-disant démocratiques vers une version encore plus sophistiquée de cette manipulation.  Ne serait-ce pas que nous aurions tout compris de travers, tout d’abord ?  Est-ce que par hasard ceci ne serait pas le signe que le système néolibéral est, lui-aussi, en phase terminale d’effondrement ?

Pour le dire autrement, sans cette propagande hallucinante, sans ce simulacre permanent, est-ce que le système aurait pu se maintenir jusqu’à aujourd’hui ?  On en arrive à des aberrations qui laissent vraiment perplexes, ces temps-ci.  On vous parle de manifestations pacifiques aux États-Unis, alors qu’on voit les commissariats en feu, on voit les dizaines de morts, des quartiers entiers qui deviennent des scènes post-apocalyptiques.  Puis l’on en vient à l’inversion, en disant que déployer la garde nationale serait digne d’un tyran, alors que partout où cela a été fait (et ils n’étaient pas armés), leur simple présence a suffi pour faire revenir la situation à la normale. 

Ceux qui ont suivi les interventions en vidéo du Professeur Raoult se souviendront peut-être qu’à plusieurs reprises il a lui-même évoqué Baudrillard, en parlant de la gestion de cette pandémie.  Le même qui, dubitatif (ou goguenard ?), s’étonne du nombre anormalement bas de décès par VRS (virus syncytial) cette année alors que les autres années ces infections tuent énormément.  On pourrait parler de la grippe saisonnière aussi (72 décès en France cette année alors que bon an mal an, ça tourne autour des 10 à 15.000). 

Pilule rouge

La bourse s’est totalement effondrée entre le 9 et le 12 mars dernier.  Depuis, les banques centrales ont injecté des masses phénoménales d’argent pour maintenir les marchés en lévitation, au moyen du quantitative easing (la planche à billets).    L’économie locale a été laminée par le confinement, et c’est seulement maintenant, au dégel qu’on va commencer à évaluer les conséquences catastrophiques de cette folie au demeurant inutile.

Ensuite, soit à l’automne, viendront les répercussions sur l’économie réelle de la crise financière, ce qui se traduira par l’étranglement des crédits, des licenciements en masse, et des faillites à n’en plus finir.  Même les États ne pourront plus se financer, et les taux repartiront à la hausse, rendant hypothétique le service de la dette.

Ce qu’on vous fera avaler à ce moment-là devrait vous faire l’effet de la fameuse pilule rouge, et vous faire descendre tout droit au fond du terrier.  Lorsque viendra ce moment, souvenez-vous bien que votre ennemi ce ne sera pas celui que le pouvoir vous aura désigné, préférant la guerre civile à sa propre chute, mais bien le pouvoir lui-même.

  1. Alexei Yurchak, Everything Was Forever, Until it Was no More. The Last Soviet Generation. Princeton-Oxford : Princeton University Press, 2006, 331 p.
  2. https://journals.openedition.org/monderusse/6100
  3. Jean Baudrillard, né le 27 juillet 1929 à Reims et mort le 6 mars 2007 à Paris, est un philosophe français théoricien de la société contemporaine, connu surtout pour ses analyses des modes de médiation et de communication de la postmodernité.   Source : wiki
  4. There is no alternative (Il n’y a pas d’alternative)
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Philippe Huysmans

Webmaster du Vilain Petit Canard, citoyen de nationalité belge, marié et père de deux enfants. Je vis en Belgique et j’exerce la profession d’Informaticien à Bruxelles. Mes articles

4 réflexions sur “Pilule bleue, pilule rouge

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    9 juin 2020 à 21:40
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    Et si nous arrivions à un autre « tina » pour la vie des êtres vivants et de la planète : pas d’autre solution que de se débarrasser de l’immondialisation capitaliste ? Les textes que j’avais fini par mettre sur le blog étant près d’être canoniques, je ne peux qu’apprécier que semblent renaître des courants de pensée n’acceptant pas de se plier à l’idéologie dominante. Mais on a des décennies de désert à compenser…
    Méc-créant.

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      10 juin 2020 à 11:24
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      Je crois que la mise en place d’une société juste passe par la reprise de notre propre souveraineté, la reconnaissance (d’abord personnelle) que nous sommes des humains vivant en société, puis en déduisant de simples principes de vie en société (respect, honnêteté, travail).

      Le reste suivrait inéluctablement.

      Mais en face il y a le rouleau compresseur de la propagande qui maintient artificiellement cette société fantasmée, l’hyperréalité. Et ce sera dur d’en sortir.

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    26 juin 2020 à 17:21
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    Je ne connaissais pas ce documentaire mais il me semble à bien des égards fortement bancal.

    Jamais n’est remise en question la politique atlantiste, Jamais Obama n’est mis en cause. Idem pour les Clinton. Pas un mot sur les Saoudiens et à peine 2 minutes sur la poitique Israëlienne… Et enfin, rien sur la pénétration de l’école de francfort dans les universités américaines. Rien sur le marxisme nouvelle version qui se propage avec les mêmes ressorts éculés. Droit des minorité, droit des femmes etc… Rien sur la CIA, trois mots sur la NSA. L’état profond? Connait pas… Par contre, les poncifs anti-Trump… anti-Assad, ça , pas de souci,
    Qui trop embrasse mal étreint dit le proverbe… Cela s’applique parfaitement ici nonobstant certains passages de qualité. Mais lorsqu’on est journaliste, on se doit d’être neutre. Un intermédiaire, étymologiquement parlant. C’est très loin d’être le cas ici où la fausse naîveté touche à son paroxysme lorsqu’on écoute M.Curtis nous expliquer comme un perdreau de trois semaines que les journalistes exposent les mensonges et disent la vérité… Sérieusement?

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