Crimes mystérieux au Paradis

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Un article signé Clojac, publié à l’origine sur AgoraVox

Ce pourrait être un thriller politique hollywoodien, avec des rebondissements multiples, mais c’est une histoire vraie qui implique un ancien président de la république française et son éphémère ministre de l’outre-mer. Deux vieillards qui ne se souviennent plus de rien aujourd’hui…

La victime : Jean Pascal Couraud (JPK pour ses amis)

C’est un journaliste politique né en France en 1960 mais qui a passé le plus clair de sa vie au Fenua. Connaissant bien les mentalités des Mao’his et des Hafas, il excelle à délier les langues. Perspicace et rigoureux, il accumule les preuves, avec une ténacité que ses cibles qualifient « d’obsessionnelle ». Férocement critique envers le président Flosse et son GIP (groupe d’intervention et de protection) présenté comme des tontons macoutes océaniens, il devient l’ennemi public N° 1 des gens au pouvoir.

Source : Radio Tahiti

JPK, avec son look de surfer, a commencé comme reporter sportif aux Nouvelles de Tahiti. Mais il nourrit l’ ambition de devenir journaliste d’investigations. Bob Woodward et Carl Bernstein l’inspirent… Après quelques escarmouches qui font monter les tirages, Couraud devient en 1986 à 26 ans rédac’chef de son journal (un job que des confrères plus expérimentés ont décliné tant ils ont la frousse de se frotter à l’oligarchie régnante !).

À 37 ans, dans la nuit du 15 au 16 décembre 1997, JPK se volatilise à Tahiti.

Étrange coïncidence, le cabinet de son avocat a été mis sur écoutes, puis fouillé de fond en comble, et ses dossiers emportés pour être photocopiés dans les allées du pouvoir. L’ex compagne du juriste avouera, des années plus tard, avoir été soudoyée par le directeur de cabinet de la présidence (qui prendra 9 mois avec sursis).

Les « plombiers » sont des militants du Tahoeraa (la filiale locale du RPR) coupables d’excès de zèle. Comme Nixon, ailleurs et en d’autres temps, le président ignorait tout de cette regrettable dérive.

Quant à Boris Leontieff, ami de JPK, tavana d’Arué et présidentiable auquel on prédisait un brillant avenir, il disparaîtra peu après dans un malheureux accident d’avion en pleine campagne électorale.

Flash back avril 1987 : premier missile tactique

JPK révèle, preuves à l’appui, que le tracé de la route construite pour désenclaver un quartier d’Arué a été établi pour desservir aussi la propriété du président Flosse, dont l’accès privé a été goudronné aux frais du contribuable. Estimation : 100 millions de FP soit 840.000 € d’aujourd’hui. S’y ajoute la construction d’un mur de soutènement de son domaine, effectuée par les employés des travaux publics du Territoire.

Flosse finira par être condamné (symboliquement !) par une justice ni très curieuse ni très pugnace. Après de multiples procédures pour des faits comparables, il faudra attendre 2017 pour que la Cour de Cassation confirme que le clan Flosse doit rendre l’équivalent de 430 millions d’euros au Fenua.

1988 : bombardement massif et point de non retour

JPK sort un numéro spécial présentant Flosse comme un mélange de Néron, d’Ubu Roi et d’empereur Bokassa.

Dans ce numéro, Gaston Flosse, ami de Chirac et co-fondateur du RPR, est ridiculisé, habile façon d’asséner les griefs retenus contre lui, la critique par la dérision étant assez prisée des insulaires. Le rire contre le fatalisme ambiant. L’arme des faibles qui n’osent pas se rebiffer mais apprécient que d’autres s’exposent à leur place.

Mais ce papier circule aussi dans la plupart des journaux de métropole. On commence à se poser des questions à l’Élysée sur la complaisance du premier ministre de cohabitation…

Flosse fait saisir le journal par une justice dont certains se demandent si elle fut serviable ou servile, mais c’est trop tard pour lui, le mal est fait : Le doute s’insinue dans les esprits et sa réputation d’invulnérabilité en prend un coup. D’anciens collaborateurs évincés et repartis en métropole dénoncent un climat délétère et des « irrégularités ». Mais cela ne sort guère du cercle des initiés. Le web en est encore à ses balbutiements, et ces diatribes passent inaperçues en dehors des rédactions de quelques News Magazines.

Le président qui a perdu beaucoup de son aura actionne divers leviers pour faire virer JPK de son journal. Sans le mettre à terre puisque Boris Leontieff, le principal opposant de Flosse, l’engage illico pour gérer sa communication.

Pendant quelques années de calme relatif, JPK continue d’enquêter, avec le concours de Jean-Dominique des Arcis, avocat à Raiatea, expert dans l’art de disséquer les dossiers sensibles.

1995 année charnière

Chirac nouvellement élu met à la disposition de son ami Gaston Flosse, l’équivalent d’un milliard et demi d’euros chaque année, sans en contrôler vraiment l’usage. Officiellement, il s’agit de contrebalancer la perte des revenus résultant de la fin des essais atomiques. Officieusement, cela doit servir à neutraliser et discréditer par tous les moyens possibles les indépendantistes du Tavini.

Pour ce faire, il convient de calmer les victimes du nucléaire car si les essais s’arrêtent un an plus tard, mieux vaut étouffer par des promesses ou des petits cadeaux les revendications de ceux qui ont été irradiés, ou dépossédés de leurs terres et de leurs lieux de pêche, et prêtent une oreille bienveillante aux discours de rupture avec la France.

Chirac a toujours été allergique aux revendications de « ces espèces de cannibales tatoués qui se promènent à poils » dit-il off the record, avec la verve qu’on lui connaît. Par bonheur, les médias locaux sont d’une discrétion remarquable sur ce sujet tabu.

Flosse adoubé par Chirac peut alors donner libre cours à sa mégalomanie : il dépense 38 millions d’euros pour son palais présidentiel, avec fontaines, dorures et escaliers en marbre. Il nomme ses proches aux plus hautes fonctions, embauche à tours de bras ses amis et les amis de ses amis, leur fait délivrer des dérogations à la pelle pour construire où bon leur semble, et subventionne une foultitude d’associations à l’utilité discutable.

Les méthodes classiques pour se constituer une clientèle d’obligés. Avec une milice de gros bras pour intimider ceux qui n’auraient pas compris qui est le chef.

Des marchés publics sont « saucissonnés » pour échapper aux contrôles de coûts, et signés dans une opacité pesante. Des enveloppes pleines de billets sont versées par le publicitaire Haddad, qui sera plus tard condamné pour ces faits.

À partir de 1995, l’avocat et le journaliste qui n’ont pas chômé forment un duo de choc pour monter des dossiers brûlants contre le président de la Polynésie. Et les affaires tombent, en particulier ses acquisitions immobilières avec des revenus occultes ou opaques.

Le duo identifie Hubert Haddad qui aurait versé pendant plus de 10 ans 1 million et demi d’euros à Flosse en échange de favoritisme dans l’attribution des marchés publics. Haddad et Flosse sont mis en examen pour corruption en 2010 (la justice prend son temps comme avec Chirac !) et c’est un lampiste qui trinque en premier, Michel Junker, simple intermédiaire porteur des enveloppes de billets.

Haddad fera 6 mois de préventive, difficile de garder plus longtemps à l’ombre le populaire organisateur de l’élection de Miss Tahiti.

Officiellement, ces fonds servaient à financer le Tahoeraa, parti anti-indépendantiste. Mais Flosse reconnait devant le juge qu’une partie de cet argent lui permettait d’entretenir ses maîtresses et leurs enfants dont il était le père. Il écopera d’une condamnation symbolique (3 mois avec sursis) et d’une inéligibilité qui, de voies de recours en allégations de vices de procédure, attendront juin 2019 pour être rendues définitives par la Cour de Cassation !

Mais en 2014, Hollande ayant refusé de le gracier dans une affaire d’emplois fictifs, Gaston Flosse doit passer la main au profit de son gendre.

Et notre journaliste dans tout ça ?

Envolé ? Atomisé ? Enlevé par des extraterrestres ?

Une pratique pas très républicaine

Courant 1997, une cellule d’espionnage est formée avec des sbires locaux encadrés par d’anciens de la DGSE. Son unique mission : contrôler tous les faits et gestes de Jean Pascal Couraud dans l’espoir de détecter ses faiblesses et de cibler ses sources. Et pour l’intimider à l’occasion de bousculades « fortuites ». Comme en 1994 lorsqu’il fut en un mois victime de 3 accidents de moto provoqués par des chauffards non identifiés.

On peut supposer que les destin de JPK a été scellé lorsqu’il est apparu que le journaliste et l’avocat enquêtaient sur de possibles renvois de fonds de la Polynésie vers le RPR, et vers un hypothétique compte personnel de Chirac au Japon. Aujourd’hui, on peut dire que le compte japonais à la Tokyo Sowa Bank, information confirmée sous X par un agent de la DGSE en novembre 2009, était un leurre pour détourner l’attention d’autres infractions beaucoup plus graves.

La thèse officielle de la disparition de JPK est celle du suicide. Dépressif à cause d’une infidélité de sa femme, il serait parti nager après avoir pris des somnifères pour couler dans le lagon en bas de chez lui. L’ennui est qu’à cet endroit, la configuration du rivage et des courants sont tels que la mer rend toujours les corps. Quant au crâne retrouvé sur sa couche le jour de sa disparition, il suggère une mise en scène macabre, mais on se perd en conjectures. Un avertissement pour qui et pourquoi ?

L’enquête piétine et pendant 7 ans, plus personne ne parle de cette affaire…

Rebondissement inattendu en 2004

Vétéa Guilloux, un ancien de la garde prétorienne du président, révèle aux gendarmes avoir assisté à l’enlèvement du journaliste par des « collègues » du GIP (groupe d’intervention et de protection). Puis il affirme que les deux kidnappeurs se seraient vantés plus tard d’avoir noyé et coulé le journaliste au large, après l’avoir tabassé pour le faire parler.

L’enquête devrait redémarrer. D’autant que les deux individus sont connus pour des faits de violence avérés. Ils ont d’ailleurs été filmés molestant un quidam trop curieux à leur goût. Mais, défendus par l’avocat de Flosse, ils bénéficieront d’un non-lieu par manque de preuves et Vétéa leur accusateur sera condamné à de la prison ferme pour dénonciation calomnieuse !

Quant au procureur Jean Bianconi nommé en 2003, sans doute avait-il de bonnes raisons de réprimander des gendarmes trop zélés et de retirer sa confiance à des enquêteurs proactifs. Pourquoi ces militaires bornés perdent-ils leur temps avec ces fantasmes d’assassinat puisqu’il s’agit d’un banal suicide ?

En 2005, la cour de cassation considère comme dénuée de fondement juridique la condamnation de Vétéa Guilloux, relève les insuffisances et les incohérences de l’enquête, et enjoint à la justice de Papeete de rouvrir le dossier.

C’est fait sous la cote « JPK 987 ».

Dix huit ans après la disparition du journaliste, il est bien tard pour trouver des faits nouveaux. Il apparaît néanmoins que les enquêtes de voisinage ont été négligées, des témoins mis en attente jamais entendus, d’autres « qui avaient des choses à dire » dissuadés de se présenter, et des expertises ordonnées jamais effectuées.

Le nouveau dossier accumule des présomptions, des suspicions et des spéculations, mais ne peut présenter aucune preuve formelle…

Dernier rebondissement : en juin 2019, la compagne de JPK au moment des faits et son ami sont mis en examen pour le meurtre de Couraud, mais laissés en liberté sous contrôle judiciaire. On leur reproche des déclarations contradictoires sur la chronologie des faits le jour de l’enlèvement, en oubliant que la plupart des témoins ont fait l’objet de pressions et de menaces. Sans même évoquer l’érosion de la mémoire 22 ans après.

Cependant, pour faire bonne mesure, 3 agents du GIP sont eux aussi mis en examen pour enlèvement et séquestration en bande organisée… Bien que les écoutes troublantes effectuées à leurs domiciles aient été annulées auparavant pour insuffisance de motivation de la commission rogatoire.

Saura-t-on jamais un jour la vérité ?

En Polynésie, selon Transparency International, les responsables à tous niveaux seraient parmi les plus corrompus du monde.

À l’origine, la société mao’hie est structurée, comme la France d’avant 1789 : un roi par île ou section d’île, des nobles gérant le foncier et menant les guerres, un clergé de sorciers guérisseurs et un tiers état corvéable à merci.

Dans cette organisation sociale rigide, sclérosée par de nombreux tabus, les chefs à tous niveaux de décision cumulent un pouvoir civil, religieux et juridiciaire et répartissent les richesses au profit de leur famille, de leur village et de leurs alliés.

Des fonctionnaires coloniaux facilement corruptibles, des marchands cupides et des ecclésiastiques roublards, renforcent leur emprise sur les archipels en passant des accords avec des caciques locaux. Médiateurs incontournables, surtout s’ils sont lettrés, pour faire accepter aux autochtones des décisions impopulaires. Une pratique qui n’a pas contribué à faire changer les mentalités.

Quand le Territoire obtient une large autonomie, les anciennes recettes vont resurgir au profit des nouveaux maîtres. Ceux-ci asseoient leur légitimité par l’orero (tradition orale devenue discours démagogique) la piété ostensible (aucune réunion politique sans l’évangile et les cantiques, avec des candidats déguisés en clergymen !) les aides aux aïtos (les champions sportifs remplaçant les guerriers d’antan) et le favoritisme revendiqué au profit de ceux qui servent les décideurs sans états d’âme.

Cela ne doit pas plaire à tout le monde car 47,6% des Polynésiens ont voté pour Marine Le Pen au second tour des élections de 2017.

Lectures suggérées

  • « L’homme qui voulut être roi » Gérard Davet & Patrice Lhomme – Stock
  • « Un homme disparaît : l’affaire JPK » Benoit Collombat – Scrineo
  • « Rapport N°1923 sur l’utilisation des fonds publics en Polynésie » par René Dosière, député PS – Documents parlementaires
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Christian Lojacono (Clojac)

Un peu Maori (ici on dit Ma'ohi) par ma grand-mère, je suis revenu en Polynésie sur un voilier, finissant par me fixer à terre après avoir visité de nombreuses îles. Cadre de gestion dans une autre vie, la retraite m'autorise à renouer avec une passion de jeunesse longtemps mise entre parenthèses : L'ethno-anthropologie. Pratiquée sur place tout naturellement, mais aussi en portant sur la métropole le regard distancé d'un observateur extérieur souvent surpris, parfois amusé ou agacé, mais jamais indifférent.