Affaire Skripal… ou opération Artichok ?

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Le Royaume-Uni, en butte à ses turpitudes économiques, et suivant la déconfiture en rase campagne de son Suzerain américain dans ses projets de « regime change » au Moyen Orient, veut, plus que jamais, faire taire toute voix dissidente… Avec en ligne de mire la chaîne Russia Today, qualifiée par Theresa May d’officine de propagande de l’État russe.

Source : google street viewTout commence le 4 mars dernier, quand au sortir d’un restaurant italien, situé sur Castle Street, à Salisbury, un ancien agent russe — en fait un agent double — et sa fille, sont retrouvés inconscients sur un banc, à une trentaine de mètres de là. Immédiatement, les autorités envisagent un empoisonnement, suivent la piste d’un agent innervant de la famille des novichoks, et à peine quelques jours plus tard, désignent comme coupable la Russie de Vladimir Poutine avant de monter d’un cran hier, et d’impliquer directement la responsabilité personnelle du président russe dans cette agression.

« Il y a deux erreurs par rapport à la théorie du complot. La première c’est d’en voir partout et la deuxième c’est de n’en voir nulle part » (Frank Lepage)

À quelque chose malheur est bon, dit-on, et il se trouve que cette affaire, est un cas d’école en matière de coup monté aux fins de propagande. C’est ce que je me propose de vous démontrer, sans avoir à faire appel à des théories nébuleuses ou des références aussi rares qu’invérifiables en la matière, s’agissant de produits tellement secrets que personne ne sait exactement s’ils ont jamais existé. D’autre part, et il convient de ne pas perdre tout ceci de vue, toute cette histoire se déroule littéralement dans un mouchoir de poche, et comme nous le verrons, aucun des protagonistes ne peut être immédiatement écarté de la liste des instigateurs eux-mêmes.

Dans lequel on rappelle quelques évidences

  • Corpus delicti : Pour qu’il y ait crime, il faut d’abord qu’il y ait une ou plusieurs victimes. C’est étrange de devoir rappeler ceci, mais sans mort, pas de crime. Or en l’espèce, personne n’est mort, que je sache. C’est d’autant plus étrange quand on évoque un poison dix fois plus létal que l’agent VX — pourtant réputé comme étant l’agent le plus toxique jamais produit. Petit clin d’oeil en passant, l’agent VX a été inventé par les Anglais au plus fort de la guerre froide, en 1952, puis synthétisé et produit à Porton Down, située à moins de dix kilomètres de Salisbury. Les médias ont pris un malin plaisir, ces derniers jours, à suggérer par tous les moyens que les Skripal seraient, en fait, morts des suites de l’empoisonnement mais il n’en est rien. Aux dernières nouvelles, ils sont dans un état « critique mais stable », ce qui est légèrement… ridicule, en raison de la nature même du supposé poison.
  • Drôle de poison : Les agents innervants sont tous, depuis le sarin jusqu’au supposé « novichok » en passant par le VX, des organophosphorés : ils agissent sur la manière dont les influx nerveux sont transmis au système musculaire[1]. D’une façon générale, si un antidote n’est pas administré presque immédiatement, l’issue est fatale, même à des doses infimes. Cet antidote prendra le plus souvent la forme d’une injection d’atropine, qui est un puissant antagoniste à l’acétylcholine. Ce qui est interpellant, dans le cas de Skripal, c’est qu’on parle d’un homme retrouvé « à l’agonie », présentant tous les symptômes d’une intoxication aigüe par un agent innervant… qui se serait subitement retapé au point de pouvoir parler aux enquêteurs avant de sombrer à nouveau ? Soyon clairs : ces poisons tuent en quelques minutes, et lorsqu’ils ne tuent pas, ce qui reste, c’est plus ou moins un géranium. Si vous avez ingéré une dose suffisante pour vous plonger dans le coma (qui est l’état qui précède immédiatement la mort), vous êtes fichu, et il n’y a aucune chance de vous retrouver en état « critique mais stable ».
  • Agent… russe : il n’est pas inutile de préciser, parce que les médias s’en gardent bien, que Sergeï Skripal, s’il était bien un agent russe (il avait le grade de colonel du GRU – le renseignement militaire), a trahi son pays, et était un agent double pour le compte des services secrets de Sa Gracieuse Majesté, le MI6[2]. À ce titre, le dépeindre comme « ancien agent russe » est trompeur, c’est bien, aux dernières nouvelles, un agent britannique.

Pourquoi ça ne tient pas la route

On se trouve face à une véritable caricature, ou plus rien n’a plus de sens, sitôt que vous essayez d’admettre ou de comprendre la version telle que présentée par le gouvernement britannique. C’est donc un excellent exercice de debunking que chacun peut réaliser lui-même, il suffit d’avoir deux sous de bon sens.

  • Cui bono : la première question que doit se poser tout enquêteur amené à résoudre une affaire criminelle… À qui profite le crime ? J’ai beau me retourner le ciboulot dans tous les sens, je ne vois pas quel avantage opérationnel ou ne serait-ce que de « prestige » la Russie aurait pu tirer de l’élimination de Sergeï Skripal, et encore moins de sa fille. Il faut tout de même se rappeler que les autorités russes, lorsqu’elle se sont aperçues de la trahison de Skripal, l’ont arrêté, jugé, et condamné à 13 ans de prison. Ils l’avaient donc « sous la main », et s’ils avaient souhaité le laisser au trou, ils auraient parfaitement pu le faire. Et s’ils avaient souhaité s’en débarrasser, quoi de plus simple que de le « suicider » discrètement dans sa cellule ? L’intéressé avait été interrogé après son arrestation, et ce qui intéressait surtout le FSB, c’était la teneur des informations que Skripal avait révélées au MI6. Il est parfaitement évident que Skripal ne savait rien de plus qui aurait pu mettre en danger la vie ou la position d’autres agents russes, sans quoi jamais Dimitri Medvedev n’aurait permis qu’il fît l’objet d’un échange.
  • Signature : on ne signe un crime que lorsqu’on est sûr de son impunité, ou pour terroriser d’éventuels opposants, comme les narcotrafiquants le font régulièrement en Colombie, par exemple. Dans ce cas-ci, choisir une « arme » qui ne pourrait provenir que de l’arsenal des services secrets russes équivaudrait à laisser sur le cadavre la carte de visite de Vladimir Poutine. L’histoire nous montre que lorsque les services secrets veulent éliminer un opposant, ils choisiront au contraire des méthodes plus simples, susceptibles de ne pas éveiller l’attention des enquêteurs et des médecins : accidents domestiques, accidents de la circulation, arrêt cardiaque, bref, tout ce qui mènera à un diagnostic de mort naturelle ou accidentelle.
  • Les preuves : aucune preuve d’utilisation d’un agent innervant n’a à ce jour été communiquée par les autorités britanniques. C’est le laboratoire de Porton Down (militaire) qui a identifié le produit, ce sont les autorités britanniques qui ont mené l’enquête, et c’est le NHS qui a pris en charge les « victimes ». Comme déjà dit, tout cela se passe dans un mouchoir et les seuls à avoir eu accès aux « preuves » sont les mêmes qui accusent la Russie — voire le président russe lui-même — sans avancer le début du commencement d’un élément probant pour étayer leurs accusations. Or s’il me souvient, la charge de la preuve revient toujours à l’accusation. Dans ce cas-ci, au contraire, on en arrive à décréter que l’absence d’aveu de culpabilité de la Russie prouve « en soi » sa culpabilité, en faisant comme si on ne se rendait pas compte qu’il s’agit d’une logique circulaire. Il fallait oser.

Un complot

Ce qui suit est mon opinion personnelle. On me fera remarquer que je n’ai aucune preuve de ce que j’avance, je répondrai qu’à ce jour, le gouvernement britannique n’a fourni aucune preuve de ce qu’il avance non plus. On est priés de les croire… Ou pas.

Pour qu’il y ait complot, il faut qu’il y ait des conspirateurs, un mobile, des moyens, et l’occasion :

  • Les conspirateurs : pas besoin qu’ils soient bien nombreux, une demi-douzaine suffit, issus du gouvernement de Theresa May, du MI6, sans parler de Skripal dont on peut imaginer qu’il a une dent contre l’État russe.
  • Un mobile : faire retirer la license d’exploitation de Russia Today par l’Ofcom, de telle manière que le gouvernement lui-même n’aura pas à se salir les mains.
  • Les moyens : presque rien, une petite mise en scène autour d’un banc public, on ajoute les enquêteurs habillés en combinaison NBC pour faire joli et il ne reste qu’à faire monter la mayonnaise.
  • L’occasion : l’affaire étant simplissime à orchestrer, elle pouvait être déclenchée n’importe quand.

Voyons un peu comment cette théorie passe le crible qui nous avait été si obligeamment fourni par le gouvernement français lui-même ?

Question Réponse
1 Phénomènes surnaturels ou paranormaux, formes de vie extraterrestre, ovnis ? Non
2 Action d’une société secrète dont l’existence n’est actuellement pas prouvée Non
3 Conspiration mondiale impliquant l’intégralité des membres d’une communauté religieuse ou nationale Non
4 Conspiration dont les origines remontent à plusieurs décennies, voire plusieurs siècles (et qui n’a, depuis, jamais été démontrée) Non
5 Est-elle vraisemblable ou cohérente. Est-elle plus efficace qu’une autre explication Oui
6 Repose-t-elle sur une source d’information réputée pour son sérieux, sa rigueur, et qui n’a, a priori aucun intérêt politique, idéologique ou personnel à défendre cette hypothèse Neutre, j’aime à croire que oui
C L’hypothèse d’un complot ne peut raisonnablement être écartée. Oui

Force est de constater que l’hypothèse d’un complot est parfaitement plausible, au contraire des accusations, qui ne tiennent pas la route, et constituent de fait une théorie du complot nettement plus difficile à croire encore.

Véritable objectif du gouvernement britannique

L’objectif ultime, en toile de fond, c’est de mettre au silence la chaîne de télévision Russia Today, qui vient régulièrement mettre à mal la propagande du gouvernement, que ce soit dans le dossier syrien, les supposées ingérences russes dans les élections américaines, ou d’autres sujets sensibles. Mais comme elle l’avait si bien dit devant la Chambre des Communes, Theresa May ne peut prendre pareille décision sans que celle-ci ne soit vue comme totalement anti-démocratique. Ainsi, il s’agit de faire pression sur le régulateur de radiodiffusion, l’Ofcom, afin qu’il retire lui-même la licence accordée à RT.

Déclaration concernant RT | 13 mars

Suivant le discours du premier ministre à la Chambre des Communes, hier, l’Ofcom a déclaré qu’il examinerait les implications pour les licences de radiodiffusion de RT après avoir entendu les déclarations ultérieures du premier ministre.

En tant que régulateur indépendant de radiodiffusion du Royaume-Uni, l’Ofcom a un devoir permanent de s’assurer que les attributaires de licences restent aptes et adéquats à les conserver.

Nous avons écrit ce jour à ANO TV Novosti, titulaire des licences de diffusion de RT UK, qui est financé sur le budget de la Fédération de Russie. Cette lettre expliquait que, si l’enquête des autorités britanniques devait conclure à un usage illégal de la force par l’État russe à l’encontre du Royaume-Uni, nous considérerions ceci comme pertinent dans le cadre de notre devoir d’évaluation continue des critères auxquels RT doit satisfaire (fit & proper).

La lettre à RT précisait que nous mènerions notre propre évaluation indépendante des critères selon une procédure accélérée, et que nous écririons à RT sous peu pour préciser les détails de notre évaluation.

Vous aurez remarqué que c’est pour le moins étrange, un régulateur de radiodiffusion qui réévaluerait les conditions d’octroi de la licence de RT, non plus sur les critères du « fit & proper » (apte et adéquat), mais sur base de motifs politiques, sous la pression du gouvernement, et ce, sans autre élément au dossier que les accusations portées par ce même gouvernement.

Une petite note d’optimisme pour terminer

La décision de retirer la licence de radiodiffusion de RT ne peut être vue autrement que comme une censure pure et simple d’un média qui est vu comme une épine dans le pied par les gouvernements occidentaux. Nul doute que la France, dans la foulée, essaiera de jouer l’argument de « la solidarité face à l’agression scandaleuse bla bla… » pour entamer auprès de son propre régulateur, une procédure similaire. Ceci expliquerait le brutal revirement du président Macron qui, le matin déclarait que le dossier n’était étayé par aucune preuve, et l’après-midi, publiait un communiqué commun dénonçant les « comportements russes irresponsables ».

Et inévitablement, cela fait quelque peu couler le masque de la démocratie bienveillante, du sacro-saint respect de la liberté d’expression. Et forcément, ça va se voir.

Notes

[1] Les organophosphorés (OP) sont des toxiques létaux, à action systémique prédominante, dont le mécanisme d’action principal est de bloquer la dégradation de l’acétylcholine au niveau des synapses cholinergiques par inhibition irréversible des cholinestérases, d’autres mécanismes encore mal connus aggravant cette toxicité. Source : Urgences-Online

[2] Skripal – Treize ans de prison pour « haute trahison » : Pour son pays d’origine, Skripal est un traître. La séquence filmée de son arrestation en décembre 2004, par des hommes en civil, le montre hagard et anxieux. Il y a de quoi. L’ex-officier supérieur reconnaît avoir, jusqu’en 1995, transmis des informations au MI 6 (le service de renseignement extérieur britannique) sur les taupes russes infiltrées en Occident. Verdict : une condamnation à treize ans de prison pour « haute trahison ». Mais la vie en général, et celle de l’espionnage, en particulier, est inventive…

En 2010, alors que Skripal purge sa peine, dix agents dormants russes sont démasqués aux Etats-Unis, des « illégaux » parfaitement intégrés dans l’American way of life. Parmi eux, Anna Chapman, mariée au fils d’un homme d’affaires britannique et installée à New York. Comme au temps de l’affrontement Est/Ouest, le scandale débouche sur un échange d’agents. En juillet de cette année-là, à Vienne (Autriche), sur le tarmac d’un aéroport surchauffé, les dix agents russes expulsés des Etats-Unis (dont Chapman) sont remis à leurs autorités, contre trois de leurs compatriotes (dont Skripal), soupçonnés d’avoir renseigné l’Occident. Source : Le Parisien

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Philippe Huysmans

Webmaster du Vilain Petit Canard, citoyen de nationalité belge, marié et père de deux enfants. Je vis en Belgique et j’exerce la profession d’Informaticien à Bruxelles. Mes articles