Bienvenue en démocratie, ou pas !

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On nous la serine depuis la maternelle, on nous sert la démocratie à toutes les sauces et il ne se passe pas un débat politique ou une interview sans qu’on nous rappelle cette antienne, comme s’il en était besoin.  Mais qui a déjà pensé à confronter ce dogme à la réalité ?

Vous aurez remarqué que c’est quelquefois en remettant en question ce que l’on tenait pour des évidences qu’on réalise à quel point nous sommes formatés et conditionnés par le monde qui nous entoure.

Parce que le cerveau humain est ainsi fait qu’il finit par tenir pour vraie n’importe quelle ineptie pour peu qu’elle lui ait suffisamment été répétée.

Cela s’appelle la propagande[1].

Définition

  • Wikipedia : Le terme démocratie (du grec ancien δημοκρατία / dēmokratía, aujourd’hui souvent interprété comme « souveraineté du peuple », combinaison de δῆμος / dêmos, « peuple » et κράτος / krátos, « pouvoir », ou encore kratein, « commander ») désigne le régime politique dans lequel le peuple a le pouvoir (avec la distinction à faire entre la notion de « peuple » et celle plus restrictive de « citoyens » : en effet la citoyenneté n’est pas forcément accordée à l’ensemble de la population). La première démocratie connue est la démocratie athénienne avec comme bases primordiales l’assemblée générale des citoyens et le tirage au sort en politique.
  • Larousse : Système politique, forme de gouvernement dans lequel la souveraineté émane du peuple.

Avez-vous noté la différence fondamentale entre ces deux définitions ?  Elle illustre bien le glissement sémantique autour de l’acception du terme, entre le moment où il fut inventé, et l’époque contemporaine.  La première parle bien de l’exercice du pouvoir par le peuple, tandis que la seconde parle d’une délégation de pouvoir, ce qui est très différent.  Ainsi, même les dictionnaires récents entérinent et accréditent l’hypothèse qu’un régime parlementaire serait démocratique par essence, or c’est une imposture.

Dans son livre intitulé Du contrat social ou Principes du droit politique, Jean-Jacques Rousseau écrivait :

La souveraineté ne peut être représentée, par la même raison qu’elle ne peut être aliénée; elle consiste essentiellement dans la volonté générale, et la volonté ne se représente point : elle est la même ou elle est autre; il n’y a point de milieu.  Les députés du peuple ne sont donc ni ne peuvent être ses représentans, ils ne sont que ses commissaires; ils ne peuvent rien conclure définitivement.  Toute loi que le peuple en personne n’a pas ratifiée, est nulle; ce n’est point une loi.  Le peuple anglais qui pense être libre, il se trompe fort; il ne l’est que durant l’élection des membres du parlement : sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien.  Dans les courts moments de sa liberté, l’usage qu’il en fait mérite bien qu’il la perde.

C’est une analyse sans concession de notre système de démocratie représentative, qui selon lui n’a rien de démocratique.   Mais comment en est-on arrivé là ?

Histoire d’une imposture

Les régimes parlementaires en usage dans la plupart des pays dits démocratiques ont été inspirés plus ou moins directement par la révolution française de 1789.  Il s’agit du renversement de l’Ancien Régime (monarchie absolue de droit divin)  par une monarchie constitutionnelle, puis par la Première République en septembre 1792.  Outre la monarchie, la révolution mettait également un terme aux privilèges et consacrait l’égalité des citoyens par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.

A voir absolument

Je vous recommande chaudement de regarder la vidéo sous forme d’interview qu’avait donné Francis Dupuis-Déri à l’occasion de la sortie d’un ouvrage qu’il avait rédigé en 2013 précisément sur le sujet, et qui s’intitulait Démocratie : Histoire politique d’un mot aux Etats-Unis et en France.  Dans cet ouvrage, il analysait la fracture qui existe désormais entre l’acception du mot démocratie et la réalité historique.

Démocrates, les révolutionnaires ?

Eh bien non, en fait.  Non seulement ils ne se sont jamais eux-mêmes appelés ainsi, mais avaient même une aversion certaine pour le concept.  Pour le comprendre, il faut revenir sur la définition même de la démocratie, illustrée par la célèbre citation d’Abraham Lincoln : « le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple ».

Voyons ce que disait l’Encyclopédie de Diderot à propos de la République :

République, f.f. (Gouvern. polit.) forme de gouvernement, dans lequel le peuple en corps ou seulement une partie du peuple, a la souveraine puissance (…).  Lorsque dans la république le peuple en corps a la souveraine puissance, c’est une démocratie. Lorsque la souveraine puissance est entre les mains d’une partie du peuple, c’est une aristocratie (…).

On comprend qu’associer automatiquement la République et la démocratie est pour le moins un abus de langage pour ne pas dire une escroquerie.  Le régime que nous appelons aujourd’hui démocratie parlementaire ou représentative est en réalité une aristocratie élective, et c’est ainsi que les révolutionnaires eux-mêmes l’appelaient.

Rousseau distingue trois types d’aristocraties : Naturelle, Élective, Héréditaire.  Il considère la troisième comme le pire des gouvernements et la première ne convenant que pour des peuples simples.

Il y a donc trois sortes d’Aristocratie ; naturelle, élective, héréditaire. La première ne convient qu’à des peuples simples ; la troisième est le pire de tous les Gouvernemens. La deuxième est le meilleur : c’est l’Aristocratie proprement dite.  (…)

Mais si l’Aristocratie exige quelques vertus de moins que le Gouvernement populaire, elle en exige aussi d’autres qui lui sont propres ; comme la modération dans les riches & le contentement dans les pauvres ; car il semble qu’une égalité rigoureuse y seroit déplacée ; elle ne fut pas même observée à Sparte.

Au reste, si cette forme comporte une certaine inégalité de fortune, c’est bien pour qu’en général l’administration des affaires publiques soit confiée à ceux qui peuvent les mieux y donner tout leur tems, mais non pas, comme prétend Aristote, pour que les riches soient toujours préférés. Au contraire, il importe qu’un choix opposé apprenne quelquefois au peuple qu’il y a dans le mérite des hommes des raisons de préférence plus importantes que la richesse.

On sent poindre ici l’aversion que les révolutionnaires avaient pour la démocratie, et la raison à cela : Aristote avait théorisé qu’une démocratie véritable donnerait toujours plus de pouvoirs au pauvres, forcément plus nombreux que les riches.  Que ces pauvres agiraient toujours dans le sens d’une réduction des inégalités sociales, ce qui ne pourrait être accepté par les nantis.

Ainsi, à la fin du 18ème siècle, les démocrates étaient vus comme des idéalistes, des défenseurs de la veuve et de l’orphelin.  Donner le pouvoir au gueux, il n’y avait vraiment que les enfants ou les pauvres eux-mêmes pour y songer un instant.  De fait, l’adjectif démocrate n’apparaît quasiment nulle part dans les écrits des révolutionnaires, sauf pour référer au modèle de la démocratie athénienne comme un modèle vers lequel il fallait tendre.

Il faut dire aussi que l’actuelle propension à dénaturer le sens même des mots ne date pas d’hier, et qu’en ce sens, certains révolutionnaires dont Maximillien Robespierre n’hésitaient pas à faire dire aux mots le contraire exactement de ce qu’ils signifiaient, non sans arrière-pensées : le système qu’ils entendaient mettre en place ne pouvait être que le meilleur, il fallait donc dénigrer tous les autres.  Ainsi, dans le Rapport de la Convention Nationale du 18 pluviôse de l’an 2 traitant des principes de morale politique, on peut lire :

Quelle nature de gouvernement peut réaliser ces prodiges ?  Le seul gouvernement démocratique ou républicain : ces deux mots sont synonymes, malgré les abus du langage vulgaire; car l’aristocratie n’est pas plus la république que la monarchie.  La démocratie n’est pas un état où le peuple, continuellement assemblé, règle par lui-même toutes les affaires publiques, encore moins celui ou cent mille fractions du peuples, par des mesures isolées, précipitées et contradictoires, décideroient du sort de la société entière.  Un tel gouvernement n’a jamais existé, et il ne pourroit exister que pour ramener le peuple au despotisme.

Quand le sens du mot a-t-il été corrompu ?

D’après Francis Dupuis-Déri, dans les années 1830, aux États-Unis d’abord, puis en Europe ensuite.  Il était de bon ton alors pour les candidats qui étaient tous plus ou moins populistes de se dire démocrates, ce qui ne mangeait pas de pain et leur permettait de mieux se profiler dans les classes laborieuses.  En fait, personne n’était dupe et les candidats n’étaient ni plus ni moins démocrates qu’aujourd’hui.

L’aristocratie élective.  Un système représentatif ?

Non seulement l’aristocratie élective n’est en rien démocratique, mais en plus elle n’a pas grand-chose de représentatif.  Il suffit de voir le pedigree de nos représentants pour s’en convaincre.  Combien de chômeurs, combien de mères au foyer, combien de maçons ou de caissières ?  Aucun, vous n’y trouverez que des notables n’ayant en général aucune autre profession que celle de politicien.

Tous issus de quelques partis politiques ayant fermé depuis fort longtemps toute opportunité pour le peuple d’y occuper quelque poste que ce soit.  Sans oublier les « fils de » qui tentent non sans quelque succès de restaurer l’aristocratie héréditaire en prétendant nous faire croire qu’ils sont arrivés où ils sont par leur seul mérite.

L’historien Henry Guillemin avait fort bien exprimé ceci dans une émission télévisée dont je vous livre une transcription :

Un système monarchique est moins fort qu’un système républicain pour faire tenir tranquilles les pauvres gens.  Pourquoi ?  Parce que quand c’est le roi qui parle, on peut toujours mettre en cause la volonté royale, on pourrait dire « eh bien c’est un homme qui ne veut pas que nous améliorions notre situation ».

Tandis que s’il y a une révolte, une révolte de pauvres sous la république c’est à dire sous le régime du suffrage universel, l’autorité qui va contraindre ces gens à rentrer dans leur tanière elle s’appelle comment ?  Elle s’appelle volonté nationale.  Du moment qu’il y a suffrage universel, que celui-ci s’est prononcé, que nous avons avec l’assemblée ce que nous appelons la volonté de la nation, cette volonté de la nation qui est en fait la volonté de notables, est autrement forte qu’une simple volonté royale pour faire tenir tranquilles les misérables.

La république est une manière de coincer les pauvres bien meilleure selon Monsieur Thiers, que ne l’était la monarchie.

Je voudrais vous apporter une citation de Jean-Jacques Rousseau que j’ai découvert absolument par hasard, mais qui va tellement bien à ma pensée.  Rousseau écrivait à D’Alembert :

Jamais dans une monarchie l’opulence d’un particulier ne peut le mettre au-dessus du prince.  En revanche dans une république, elle peut aisément le mettre au dessus des lois.

Ca veut dire quoi ?  Dans une république les lois sont faites par qui ?  Elles sont faites par l’Assemblée Nationale.  Qu’est-ce que l’Assemblée Nationale ?  C’est soi-disant le suffrage universel.   Qu’est-ce que, en fait le suffrage universel ?  C’est ce que veulent les notables.

Par conséquent, dans une république bien conduite c’est l’argent qui est au pouvoir.  Il n’y a pas de régime meilleur qu’un régime démocratique bien orienté pour la protection de l’argent.  Voilà pourquoi Thiers est républicain.

La révolution française, révolution démocratique ?

Dans les faits, la révolution française marque surtout la confiscation par la bourgeoisie et les marchands du pouvoir qui était au préalable détenu par la noblesse et le clergé.  A bien y regarder, la société française n’était pas plus démocratique sous la première république que sous le règne de Louis XVI.

Et même moins si l’on tient compte du fait qu’avant la révolution, les villages eux-mêmes étaient autogérés par des assemblées d’habitants qui avaient personnalité juridique et se réunissaient plusieurs fois l’an afin de prendre les décisions d’intérêt général.  Après la révolution, et avec la mise en place de la Commune, ce seront à nouveau les notables qui s’accapareront le pouvoir dans ce qui est à l’échelon le plus bas des divisions administratives un autre exemple d’aristocratie élective.

Pour terminer

Tout comme Robespierre, nos gouvernants savent fort bien ce qu’est une démocratie, tout comme ils savent que le régime dans lequel nous vivons en est fort éloigné.  Qu’importe, il suffira qu’on l’appelle démocratie et le tour est joué.  Mais c’est un jeu dangereux que de pervertir le sens des mots, car cela vide de toute substance le discours, et fait perdre les repères à une jeunesse qui n’a pas forcément les outils nécessaires pour se forger des opinions politiques.  C’est la porte ouverte au fascisme qu’exprimait si bien G. Orwell dans 1984.

La guerre, c’est la paix. La liberté, c’est l’esclavage. L’ignorance, c’est la force.

Notes

  • [1] Propagande (Larousse) : Action systématique exercée sur l’opinion pour lui faire accepter certaines idées ou doctrines, notamment dans le domaine politique ou social : La propagande électorale.
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Philippe Huysmans

Webmaster du Vilain Petit Canard, citoyen de nationalité belge, marié et père de deux enfants. Je vis en Belgique et j’exerce la profession d’Informaticien à Bruxelles. Mes articles