La droite vénézuélienne : cartographie d’une défaite

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A cette heure, la droite vénézuélienne devrait, selon ses calculs, se trouver dans un tout autre rapport de forces : elle devrait soit être installée au palais présidentiel de Miraflores, soit en pleine installation d’un gouvernement parallèle accompagné de manifestations de masse et d’une violence civile, voire militaire, accrues. En initiant les violences qui ont fait 130 morts elle avait fait le pari du tout ou rien, du maintenant ou jamais ! Et la voici qui se retrouve à se déchirer sur la voie à suivre pour essayer de survivre et de renaître dans les urnes après ces 100 jours de déchaînement. Ce massacre, étrangement imputé au président Maduro par les médias[1] aurait donc pu être évité : il lui suffisait de rester dans le champ démocratique et dans le calendrier électoral.

Qu’est-il arrivé à cette droite? Ce qui lui arrive d’habitude: une erreur d’analyse. Surestimation de ses propres forces, sous-estimation des chavistes, mauvaise lecture de l’état d’esprit de la population, mauvais calculs des données du champ de bataille à investir… Et dans les batailles si les responsabilités sont collectives, certaines sont plus importantes que d’autres : en particulier celles des généraux – comme nous l’explique si bien Marc Bloch dans son livre « L’étrange défaite ». Car cette défaite, certes tactique dans un contexte de déséquilibre à long terme, est une défaite certaine. Ce qui implique changements, comptes à rendre, débandades et repositionnements.

Interrogeons-nous sur les erreurs d’appréciation qui ont conduit à l’échec d’une prise de pouvoir par la violence. Il y a une combinaison de plusieurs éléments. D’abord la sociologie des dirigeants. La direction du mouvement reste aux mains d’une oligarchie de classe moyenne-haute (15 % de la population) avec un imaginaire spécifique: une vraie « bulle politique ». Il serait faux de dire qu’elle n’a pas gagné d’espace dans les milieux populaires mais cela reste très marginal. A ce premier constat s’en ajoute un deuxième, qui est déterminant pour comprendre l’échec de la stratégie : une partie des dirigeants, qu’ils soient vénézuéliens ou américains, vivent à l’étranger, et en particulier aux États-Unis.

Leurs analyses, résultant de cette distance sociologique et géographique, se sont trouvées confortées par l’effet d’auto-suggestion de leur point fort : les réseaux sociaux. Ils ont considéré que la dynamique qui s’y développait exprimait vraiment l’état d’esprit de la majorité de la population. Ils ont cru dur comme fer que leurs investissements millionnaires sur les comptes Facebook, Instagram, Twitter auraient des résultats palpables, et que la radicalité qui s’y exprimait était bien celle de la majorité de la population.

Ils en ont donc conclu que le gouvernement était à deux doigts de tomber, qu’il était dans les cordes, que son assise populaire était des plus réduites, que les masses populaires mécontentes suivraient leurs consignes de faire tomber le « régime », et qu’enfin ils avaient la dynamique suffisante pour se déployer en force transversale à la société. Accessoirement, tout cela n’allait pas être sans incidence sur des factions minoritaires du chavisme qui, au vu de ce qu’ils percevaient comme une ascension irrésistible des masses, optèrent pour retourner leur veste. Exemple, la procureure générale de la Nation, qui s’est affichée très vite dans des meetings de la droite, ou quelques cadres intermédiaires du chavisme; certains de ces revirements de dernière minute ne se sont pas produits tant en raison de l’apparente force de l’opposition que par calcul politicien, voire pour anticiper des enquêtes sur la corruption et pouvoir jouer internationalement aux victimes de la « dictature ». Mais le plus important dans ce plan insurrectionnel était de faire basculer les Forces Armées Nationales Bolivariennes dans le camp du coup d’État: hélas pour la droite, Pinochet n’est toujours pas arrivé au Venezuela !

Le plan prévoyait un dénouement au bout de cent jours de violences, avec des moments forts tels que l’élection du président de la « transition » via des primaires de la droite; ainsi l’avait proclamé Ramos Allup (ce même dirigeant « social-démocrate » d’opposition qui une fois échoué le plan violent s’est rallié à l’idée d’une participation aux élections municipales, régionales et présidentielles de 2018 !). Au milieu de tout ça , l’élection de l’Assemblée Nationale Constituante du 30 juillet dernier, a représenté un succès incontestable où plus de 8 millions d’électeurs se sont exprimés contre la violence et en faveur de la solution démocratique proposée par le chavisme. Malgré le refus de la droite de reconnaître les résultats, l’impact fut indéniable, comme en témoignent les repositionnements et changements de tactique qui s’ensuivirent.

Au bout du compte, les résultats du plan de bataille ne furent pas ceux qui étaient prévus : le chavisme n’est pas du tout KO et la leçon qu’il a donnée est historique. Les secteurs populaires ont observé de loin les tentatives des dirigeants de l’opposition et sont restés éloignés de la violence de cette droite qui, malgré ses troupes de choc, ses secteurs paramilitaires et sa base sociale élargie, est restée impuissante à inverser le cours des choses. Prendre le pouvoir par la force était de fait impossible avec de telles données. L’un après l’autre, les principaux dirigeants de la MUD se sont trouvés contraints d’accepter le cadre initialement prévu par les institutions : la participation aux élections régionales, municipales et présidentielles, élections encadrées par un Conseil National Électoral que ces mêmes dirigeants n’avaient cessé de fustiger comme illégal, illégitime et frauduleux ! Même le plus extrémiste des leaders de la droite, Freddy Guevara, du parti Voluntad Popular (Volonté Populaire) a admis que « l’issue était électorale »…

Certes, certains d’entre eux résistent et ne se sont pas prononcés : tout cela en raison de disputes internes, d’inhabilitation électorale -c’est le cas de Maria Corina Machado- , de l’expression de la frustration d’une base frustrée (à qui on avait promis un dénouement imminent et qui, après ces 100 jours, doit maintenant avaler la couleuvre d’une « issue électorale »). Au bout de ces mois intenses, la droite a opéré une recomposition en trois tendances qui malgré des positions différentes -par conviction ou pragmatisme- ont des contours assez flous :

1 – La première tendance regroupe les partis historiques de droite, tels qu’Accion Democratica, présidé par Ramos Allup ; celui-ci a accompagné la montée de la violence mais en pariant davantage sur une usure rapide du gouvernement que sur une issue brutale, pour capitaliser le mécontentement en nombre de votes et s’assurer de futures victoires électorales.

2 – La deuxième tendance est dirigée par des partis comme Voluntad Popular (Volonté Populaire) ou Primero Justicia (Justice d’abord) – dont les dirigeants sont inéligibles pour cause d’appel à l’insurrection contre des institutions légitimes – qui ont travaillé à l’issue par la force, en constituant, finançant et entraînant des troupes de choc, et qui se sont ouvertement liés au réseau paramilitaire de l’ex-président colombien Alvaro Uribe.

3 – La troisième tendance s’est autoproclamée « Resistencia » et s’est développée sous diverses appellations selon les régions du pays. Son discours repose sur un refus de la trahison de ces dirigeants de la droite qui ont accepté d’aller devant les électeurs, sur la nécessité d’une intensification de la confrontation de rue et sur la revendication d’actions violentes – comme par exemple les attaques qui ont eu lieu contre les votants des élections constituantes. Cette tendance se manifeste essentiellement via les réseaux sociaux et nombre de ses membres semblent basés à Miami. Il est encore difficile d’évaluer s’il s’agit d’un processus spontané, ou si « Resistencia » a été créée pour prendre le relais de la deuxième tendance dans des actions planifiées. Combien sont-ils et qui les dirige ? D’après des sources en provenance de Miami, il s’agit de groupes indépendants sans direction centralisée reconnue.

Après cette analyse, on comprend mieux ce qui s’est passé dimanche dernier au fort militaire de Paramacay. Il ne s’agirait plus, comme les attaques menées antérieurement contre des casernes, d’une stratégie d’escalade visant à mettre le pouvoir sur la défensive. Il s’agirait plutôt d’opérations cherchant un fort impact médiatique et international (« il y a une guerre civile au Venezuela, il faut intervenir »), parallèlement à la préparation clandestine de groupes plus radicaux. La paternité de cette opération est à rechercher du côté de la « Resistencia » évoquée plus haut, liée en sous-main aux partis de la deuxième tendance et au sénateur américain d’origine cubaine Marco Rubio. Il est probable que d’autres actions de ce genre, voire plus agressives, soient perpétrées. Il y a des manifestations de désespoir, et cela peut engendrer plus de violence et de radicalisation.

Pour compléter le panorama, il faut évoquer les deux autres angles d’attaque de la droite : l’économie et l’international. Pour l’économie, on a vu comment après le 30 juillet une augmentation vertigineuse du dollar parallèle a pu déstabiliser la monnaie nationale. L’objectif visé était d’entraîner une augmentation des prix, de déborder la patience de la population, rendre impossible la vie quotidienne et l’éloigner ainsi définitivement du gouvernement. En ce qui concerne l’International, l’offensive est clairement dirigée depuis les États-Unis, avec l’appui principal de la Colombie et de gouvernements inféodés de la région.

La conclusion ? La droite est retombée dans des vieux travers qui ont pourtant montré jusqu’ici leur inefficacité : pousser la population à bout pour récolter le mécontentement dans les urnes; et en appeler ouvertement à l’intervention états-unienne. Une preuve de faiblesse plutôt que de force.

La victoire du 30 juillet a été tactique pour le chavisme. Cette nouvelle situation se produit dans un équilibre très fragile. Elle a eu des effets sur une droite qui s’embourbe à nouveau dans ses analyses erronées des forces en présence et des enjeux pour la bataille qu’elle veut mener. Le chavisme doit pousser son avantage en prenant des mesures urgentes. La principale, avec la justice, relève de l’économie, ce « concentré de politique ». C’est pour l’heure le défi essentiel du processus bolivarien.

Marco Teruggi

Source de cet article : https://hastaelnocau.wordpress.com/2017/08/09/mapa-de-la-derrota-de-la-derecha/

Traduction : Jean-Claude Soubiès

Note

[1]  Pour une liste des victimes de l’insurrection de la droite, avec secteurs sociaux, responsables et personnes condamnées, voir https://venezuelanalysis.com/analysis/13081; Sur les assassinats racistes de la droite: Sous les Tropiques, les apprentis de l’Etat Islamique; et Le Venezuela est attaqué parce que pour lui aussi « la vie des Noirs compte » (Truth Out). Sur l’arrestation de membres de forces de l’ordre qui ont désobéi aux ordres en faisant un usage excessif de la force ou ont tué des manifestants, voir Droits de l’Homme au Venezuela : deux poids, deux mesures

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Marco Teruggi

Marco Teruggi est un journaliste franco-argentin. Né à Paris en 1984, où il a vécu jusqu'en 2003, avant de retourner en Argentine, pour y étudier la sociologie à l'Université Nationale de La Plata, déjà actif au sein d'organisations de défense des droits de l'homme et dans des mouvements populaires.