Le premier pays pauvre des pays riches (Medium)

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Credit : Spencer Platt / Getty
Par Umair Hacque, Medium

L’Amérique nous offre le spectacle, effrayant et déroutant dans cette époque moderne, d’une nouvelle forme de pauvreté. Avec tous les problèmes qui en découlent : désespoir, suicide, violence, superstition, ignorance, haine, extrémisme. Que signifie exactement cette « nouvelle forme de pauvreté », cette étrange apparition d’une classe moyenne pauvre, dans un pays aussi riche ?

Je dis souvent que les Etats-Unis sont le premier pays pauvre des pays riches du monde. Les Etasuniens ne sont évidemment pas pauvres comme le sont les Congolais. Mais l’Etasunien moyen, pas seulement le paumé qui vit dans une roulotte, celui qui fait partie de ce qu’on appelle la classe moyenne, est maintenant pauvre. Il est fauché, lessivé, endetté, privé de ce que les gens au Canada ou en Europe tiennent pour acquis. La majorité des Etasuniens n’ont pas assez d’argent pour se loger, se nourrir, se soigner ou payer leurs factures. Il n’est donc pas surprenant que toute la société se retrouve dans un état chronique d’anxiété et de dépression, de désespoir et de rage. Alors qu’est-ce qui est à l’origine de ce paradoxe étrange et déroutant d’un pays riche aux habitants pauvres ?

Les Etasuniens, et tous ceux dans le monde qui essaient de ne pas reproduire leurs erreurs mais les reproduisent quand même parce que personne ne le leur a dit ce que je vais vous dire, doivent comprendre une chose : La pauvreté des Etasuniens – de la grande majorité d’entre eux – n’est pas seulement superficielle. Elle est profonde. Ce n’est pas seulement qu’ils n’ont pas d’argent, qu’ils vivent au jour le jour, qu’ils ne peuvent pas épargner. La vraie vérité, c’est qu’ils n’ont plus d’argent parce qu’ils ne possèdent presque plus rien. Et ce « presque rien » c’est seulement le logement et la voiture. Il y a beaucoup, beaucoup plus de choses importantes à posséder dans une société – et aux Etats-Unis, les Etasuniens n’en possèdent aucune, ce sont les capitalistes prédateurs qui les possèdent.

En d’autres termes, le capitalisme a laissé les Etasuniens sans capital. C’est une découverte surprenante pour beaucoup d’Etasuniens qui ont été conditionnés comme les Soviétiques l’étaient, à croire pour toujours dans le capitalisme. Mais peut-être pas pour le reste du monde. Le capitalisme peut-il faire autrement que de concentrer tout le capital entre les mains des super riches, puis des méga riches, puis des ultra riches (au fait, on peut substituer le terme « entrepreneuriat », « multinationales » ou ce qu’on veut au terme « capitalisme prédateur », l’important, c’est le fond, pas la sémantique).

Permettez-moi de le dire sans détour. Le capitalisme prédateur a tellement exploité et spolié les Etasuniens que c’est comme s’il possédait chacune de leurs vies et qu’ils étaient obligés de la lui louer à des taux exorbitants. Le fait est que les Etasuniens ne possèdent plus rien du tout, et je ne parle pas seulement du fait qu’une double hypothèque grève leurs maisons, je parle de choses plus larges et plus essentielles comme les hôpitaux, les parcs et les systèmes de retraite. Des services de première nécessité qui unifient les sociétés autour des notions d’intérêt public et de bien commun, et qui sont la source d’une vie décente.

À qui appartiennent ces services ? Pas aux Etasuniens, et c’est pourquoi ils doivent les louer aux capitalistes prédateurs à des prix astronomiques. Et les autocrates au pouvoir espèrent tirer toujours plus de profits de cette situation anormale qui est tout le contraire de ce qui devrait être. Les Etasuniens trouvent étonnant, incompréhensible et dommageable de ne rien posséder, et donc de devoir payer autant pour pouvoir survivre, et donc de s’appauvrir. Mais qu’en est-il réellement ?

(Je ne veux pas être malveillante. J’ai de la sympathie pour les Etasuniens, j’ai même de peine pour eux et je crois que leurs systèmes et leurs idéologies leur ont fait un tort considérable. Mais voilà la situation : si l’Américain moyen ne peut pas s’offrir une assurance santé (ou s’il n’en a pas à travers son « emploi »), il est seul face à la mort. Mais, de toute façon, « l’assurance santé » aux Etats-Unis est assortie de « franchises » si élevées qu’on n’est pas vraiment assurés. Quand on doit payer de plus en plus chaque mois pour une assurance qui ne nous couvre pas comme il faut en cas de maladie – est-on vraiment propriétaire de sa propre vie, de sa santé et de sa force, de son corps ? Ou l’Etasunien moyen ne loue-t-il simplement la possibilité (de plus en plus mince) de continuer à exister tant que son assureur pense que c’est rentable ? C’est une question étrange, embarrassante et inquiétante, je sais. Alors, réfléchissons-y ensemble.

Prenons comme exemple, un accouchement – avoir un enfant est pourtant sans doute la capacité humaine la plus précieuse. Cela « coûte » aujourd’hui entre trente et cinquante mille dollars. Oui, vous avez bien lu ! C’est plus que ce que la plupart des Américains gagnent en un an. C’est insensé ! l’accouchement « coûte » moins cher partout ailleurs sur terre. Pour une très bonne raison.

Je mets « coûte » entre guillemets. Pourquoi ? La raison pour laquelle le « coût » est si élevé… est… eh bien… c’est que le capitalisme prédateur a besoin qu’il en soit ainsi. Besoin est le mot clé. Tous les prix et les coûts de l’économie américaine sont maintenant plus ou moins calculés à l’envers – bizarrement comme en Union soviétique. De combien de profits supplémentaires avons-nous besoin pour que le cours de nos actions monte ? De combien de profits supplémentaires avons-nous besoin ce trimestre ? Alors de combien faut-il augmenter les prix ? Bang ! Voilà pourquoi un accouchement coûte plus cher que le revenu moyen d’un Etasunien, tous impôts déduits.

Le « prix » de 30 000 à 50 000 dollars d’un accouchement est complètement artificiel. Quelques heures dans un hôpital avec une infirmière et un médecin, etc., sont loin de coûter aussi cher. La plus grande partie de cette somme va au capitalisme prédateur – et, ce qui est crucial, c’est que le prix est calculé à partir de leurs exigences de profit. Le principal travail des managers, des PDG et des assureurs de la santé est d’évaluer le montant des profits qu’ils veulent réaliser- et cela n’a rien à voir avec la réalité économique. Par conséquent, les « prix » payés par les Etasuniens sont calculés à rebours à partir de ce dont le capitalisme prédateur a besoin pour augmenter ses profits chaque trimestre, c’est pourquoi les prix continuent à monter… mais jamais leurs revenus.

Si je dois « payer » des montants qui n’ont rien à voir avec la réalité, mais tout à voir avec les bénéfices dont quelqu’un d’autre a besoin pour s’enrichir – que suis-je ? Et que sont-ils ? Nous ne sommes pas vraiment égaux – et je ne suis pas vraiment libre. Ils ont du pouvoir sur moi – et ils s’en servent. Dans quel but ?

Ils s’en servent pour m’obliger à leur louer indéfiniment ma propre vie. L’un des actes les plus naturels et les plus fondamentaux de la vie est de mettre un bébé au monde. Pas de bébés, plus de nation en une génération. Pourtant, les Américains sont forcés de payer des sommes inouïes, sans lien avec les coûts réels, et qui augmentent chaque année, pour couvrir leurs besoins élémentaires – jusqu’au plus essentiel d’entre eux : l’accouchement. Mais c’est pareil pour tout – éducation, transport, retraite, etc. L’Etasunien moyen loue tous ces services à des prix astronomiques, insensés et consternants. Des prix qui les ont rendus pauvres – et qui ont rendu les prédateurs capitalistes incroyablement riches. Mais tous ces « services », c’est la vie même, mes amis.

Je les loue. Cela veut dire que je ne les possède pas. Je n’ai aucun droit sur aucun de ces services. Le mieux que je puisse espérer, c’est de pouvoir les louer à celui qui les possède. Et donc, aux Etats-Unis, règne cette situation bizarre où des personnes privées sont propriétaires des hôpitaux, des systèmes de santé, de systèmes de retraite, des banques, des collèges, des universités – il y a très, très peu d’établissements publics. On peut même dire que la masse monétaire étasunienne appartient au privé. Les Etasuniens ne possèdent rien de tout cela parce qu’ils n’en ont pas le droit – à la différence des Européens – et comme ils ne possèdent rien, ils doivent tout louer.

(Et comme aucun propriétaire ne va leur en faire cadeau, sauf peut-être les églises ou les philanthropes, il faut bien en passer par toutes leurs conditions.)

OK. Où est-ce que je veux en venir ?

Quand on y pense, les Américains sont profondément et absolument pauvres – si profondément que personne n’a encore vraiment compris leur situation. Ils ne possèdent rien. Sauf peut-être une télé, un ordinateur, des trucs comme ça. Mais la plupart des Américains ne sont pas propriétaires de leur propre maison – la banque l’est, l’hypothèque n’est jamais entièrement remboursée. Ils vivent toute leur vie sur du crédit revolving. Ce qu’ils possèdent est négligeable, juste quelques objets personnels.

Ce que les Américains ne possèdent absolument pas – et c’est une chose dont personne n’a vraiment conscience, je pense –ce sont des biens publics. Ils ne possèdent pas de système de santé, ni de système d’éducation, ni de système de retraite, ni de système de protection de l’enfance. Car rien de tel n’existe aux Etats-Unis. Alors que pourraient-ils bien posséder ? C’est cette question que je veux maintenant aborder.

Il y a un type de propriété que l’on pourrait appeler la propriété profonde. C’est une propriété différente de la propriété privée. Le Service national de santé britannique (NHS) n’appartient à personne et à tout le monde – aux villes, aux régions et aux mégapoles. Mais ce n’est pas parce que j’habite dans l’un de ces endroits que je peux « vendre » le NHS. Mes droits sont différents de ceux d’un propriétaire privé. Je peux utiliser le NHS. Je peux le changer. Je peux y accéder. Tout cela est gratuit – précisément parce que je le possède.

Voyez-vous à quel point ces deux notions de propriété sont différentes ? L’une est capitaliste : Je suis un propriétaire privé, c’est-à-dire une calculatrice humaine égoïste, sans âme, qui maximalise son profit. L’autre est sociale-démocrate : Je suis un propriétaire public, nous possédons ces biens tous ensemble, nous les partageons collectivement, nous en sommes les gardiens.

Voyez-vous à quel point les motivations sont différentes ? Le but du capitaliste prédateur est d’exploiter, parce que c’est un propriétaire privé – il se fiche du prix qu’une chose coûte à quelqu’un d’autre, en fait, plus elle coûte cher, mieux c’est pour lui. C’est pourquoi les assurances santé privées étasuniennes ont tellement augmenté le prix de l’accouchement qu’il dépasse le revenu annuel moyen des Américains. Mais cela ne s’est pas produit dans les pays européens – parce que la motivation d’un propriétaire public est d’être un gardien, un ami, un partenaire, un allié. Il ne s’agit pas de tromper, d’exploiter, de dévaloriser et d’asservir. Les propriétaires privés augmentent les prix, les propriétaires publics les maintiennent bas.

(Permettez-moi une petite digression. C’est là que l’économie du XXIe siècle diverge de l’économie du XXe siècle. Marx voulait abolir la propriété, ce qui est impossible quand on y pense. La propriété publique ne signifie pas que personne ne possède rien – cela signifie que les biens publics sont « possédés » d’une manière très différente de la propriété privée, avec des responsabilités, des droits et des privilèges différents).

Revenons maintenant aux Etasuniens. Pourquoi sont-ils désormais si pauvres que la majorité d’entre eux ne peuvent pas trouver 1 000 dollars en cas de problème ? Eh bien, repensons à la propriété superficielle et à la propriété profonde. Mettons que j’ai un ordinateur, une télé et quelques jeans de marque… Tôt ou tard, je vais tomber malade. Mon enfant va avoir besoin d’aller au collège. Mes parents auront besoin d’une retraite, et de soins. Et pan ! Tant pis pour mes belles affaires ! Je vais probablement devoir les mettre au clou pour payer tout cela – sauf si j’ai la propriété collective de ces services élémentaires.

Vous comprenez ? La propriété collective des services publics est plus précieuse que la propriété individuelle. Le fait que je sois copropriétaire d’un système de santé, de retraite, d’éducation et de protection de l’enfance a beaucoup plus de valeur que de posséder des quantités infinies de biens de consommation aussi désirables soient-ils. Pourquoi ? Parce que les services listés dans la première liste sont primordiaux : je préférerai toujours la santé de mes enfants ou de mon conjoint à mes gadgets (en tout cas si je suis sain d’esprit). Donc, si vous ne possédez aucun bien commun… vous perdrez probablement aussi vos biens personnels. Vous serez obligé de vendre tous vos beaux jouets étincelants – ou de les hypothéquer – pour payer des services de base, le jour où vous en aurez besoin. Vous finirez piégés dans un cercle vicieux de dettes – quoi que vous fassiez.

Et c’est exactement ce qui se passe aux Etats-Unis. La conséquence de ne rien vraiment posséder est que les Etasuniens sont perpétuellement endettés (l’Etasunien moyen a désormais une valeur nette négative et il meurt endetté, sans avoir jamais réussi à équilibrer son budget de toute sa vie), précisément parce qu’année problématique après année problématique, il doit dépenser plus d’argent qu’il n’en a pour pouvoir simplement survivre. Les Américains ne sont pas pauvres parce qu’ils ne travaillent pas assez – ils travaillent très, très dur, en fait -, ils sont pauvres parce qu’ils sont les victimes d’un système complètement truqué. Ils doivent acheter leur survie, jour difficile après jour difficile, à des capitalistes prédateurs qui en sont venus à posséder tout ce qui a de la valeur dans la société. Sinon, comment un pays riche serait-il perpétuellement endetté… peu importe les efforts qu’il a déployés… peu importe le peu qu’il a dépensé… peu importe ce qu’il a fait ?

Le cercle vicieux est le suivant : les Etasuniens ne possèdent plus rien. Ni leur maison, ni leur voiture, ni leur ordinateur, ni leur télévision, qui sont tous achetés avec des crédits de plus en plus importants. Mais c’est parce qu’ils ne possèdent aucun des biens communs dont ils ont besoin : systèmes de santé, retraite, éducation, etc. Ne les possédant pas, ils doivent les louer à des capitalistes prédateurs, qui leur imposent les tarifs les plus monstrueux de l’histoire moderne. Dix, cent, mille fois plus qu’au Canada, de l’autre côté de la frontière.

Les Etasuniens ont été obligés d’hypothéquer même leurs biens de consommation courante et leurs actifs parce qu’ils ne possèdent pas de biens publics. Privés de la propriété profonde, la propriété de biens publics, les Etasuniens ont perdu aussi leurs biens personnels. Les Etasuniens se sont ruinés parce qu’ils ont été obligés de racheter perpétuellement leur droit de vivre (à crédit) à des capitalistes prédateurs.

Je vais le dire autrement, pour que vous compreniez bien.

Qu’est-ce qui arrive à des gens dont la vie est suspendue au fil du crédit ? Eh bien, leur vie ne leur appartient pas. Ils n’ont aucun droit. Comment appelle-t-on les gens qui ne sont même pas propriétaires d’eux-mêmes ? Eh bien des serfs ou des esclaves ou des domestiques. Les Etasuniens sont un des pires exemples de peuple maintenu dans la servitude de l’histoire moderne. Cette fois, non pas par des hommes qui se disent « rois », ou « nobles », mais par une idée étrange et perverse du « capital » lui-même – ou du moins de ce que l’économie étasunienne en a fait.

Selon la bizarre interprétation étasunienne du « capital », ce dernier ne peut être que privé et il ne peut être accumulé, manipulé, utilisé que pour produire un profit maximum. Ce n’est pas quelque chose que nous pouvons posséder en commun, partager, protéger et sauvegarder, alimenter et soigner. Le Capital est une plantation, une arme à feu, un hedge fund, un plan de sauvetage – pas un parc, une bibliothèque, un chef-d’œuvre, un grand théorème, une planète, un monde.

Qu’est-ce que le capital ? C’est tout ce que les Etasuniens n’ont pas. Non, je ne parle pas seulement de choses matérielles. Je parle des droits, de la propriété, des responsabilités. Personne ne possède la planète, la démocratie, l’avenir. Tout le monde possède la planète, la démocratie, l’avenir. Chaque insecte, arbre, abeille. Chaque rivière, océan, montagne. Chacun se possède soi-même. D’abord et avant tout. Ou alors, ce ne sont que des esclaves, n’est-ce pas ? Personne ne possède votre droit d’exister, sauf vous. Et pourtant, en Amérique, vous n’avez même pas le droit d’exister. Ceux qui ont ce droit vous ont pris en gage. Vous devez leur racheter indéfiniment votre droit de vivre et ils vous prendront tout.

Capital n’est donc pas le bon terme. Il n’exprime pas, n’éclaire pas, n’explique pas le phénomène que je viens de décrire. Mais c’est le seul que nous ayons pour l’instant. En tout cas, j’espère que vous avez compris comment on en est arrivés là où nous en sommes.

Umair Haque
Juin 2019

Traduction : Dominique Muselet

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