Le temps des questions existentielles

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Après deux années d’existence, le temps est venu pour le Vilain Petit Canard de dresser un premier bilan, et de faire des choix pour l’avenir.

Voilà tout juste deux ans, je mettais en ligne pour la première fois mon propre média, que j’avais choisi d’appeler le Vilain Petit Canard parce que ma ligne éditoriale allait résolument à l’encontre des médias dominants, et dans bien des cas, des médias alternatifs aussi.  Un positionnement bien à gauche, et un goût prononcé pour la vérité, ou plus exactement pour l’honnêteté dans la démarche, sachant que la vérité n’est qu’une valeur abstraite, au mieux un idéal philosophique.

Dans un monde en plein naufrage à l’ambiance de fin de règne, je souhaitais partager des analyses que la plupart d’entre nous ne font plus guère, désormais.  Présenter l’actualité en la replaçant dans un contexte plus large d’analyse géopolitique, en allant au coeur des motivations, le fameux cui bono1 que devrait se poser tout observateur honnête face à des situations comme la crise syrienne, ou plus récemment, celles des Rohyngas en Birmanie.

Deux ans, soit 24 mois et 166 articles plus tard, où en sommes-nous ?

Je dirais que la situation n’est pas particulièrement réjouissante.  Les audiences stagnent, la page facebook n’a à ce jour que 1.480 fans, et sur twitter c’est pas vraiment terrible non plus, même si c’est un média que j’ai tardivement rejoint.  Même republiés sur d’autres médias, rares sont les articles qui passent la barre des 6.000 vues, et on ne sait pas toujours pourquoi certains cartonnent, et d’autres pas.  L’audience est en dent de scie et tourne un peu en dessous des 300 visiteurs journaliers quand tout va bien.  Dans l’absolu, ce n’est pas si mal, mais en comparaison du travail que cela a nécessité, c’est bien peu de choses.

Ce n’est pas faute d’avoir largement publié des contenus originaux, et d’avoir mis l’accent sur l’ergonomie du média qui est particulièrement rapide et parfaitement adapté à la lecture sur tablette ou smartphone.

J’ai aussi ouvert des tribunes à d’autres auteurs que j’estime produire des contenus intéressants, que ce soit concernant la crise syrienne, la politique française ou la situation au Venezuela.  Tout simplement parce qu’un petit média ne peut pas vivre et gagner en lectorat à raison d’un, parfois deux articles originaux par semaine.  Et aussi parce que j’ai compris, peut-être plus finement que d’autres qu’il faut savoir se serrer les coudes et accorder une place à ceux dont la voix n’est pas toujours entendue, ne serait-ce que parce qu’ils débutent, eux-aussi.  Essayez un peu de créer votre blog et d’y écrire quelques articles sérieux pour n’avoir, les premières semaines, que trois lecteurs au total dont votre femme et votre fils, vous saurez un peu mieux de quoi je parle quand je dis que se forger une audience, aujourd’hui, relève du parcours du combattant.

Les médias alternatifs et le lectorat en berne, causes du désamour

Ne croyez pas que ce billet soit simplement le fruit d’une frustration, que je serais en train de chouiner façon Caliméro que c’est vraiment trop inzuste.  Je sais que la plupart des médias alternatifs vivent exactement la même crise, chacun à leur niveau.  Pour certains, cela signifiera à terme leur disparition pure et simple parce qu’ils sont financés soit par la publicité, soit par des dons, soit par des ventes d’ouvrages.   L’étranglement financier est pour eux la conséquence la plus terrifiante de la désaffection du public.

Le Vilain Petit Canard n’a, quant à lui, rien à craindre d’un point de vue financier.  Il est financé sur fonds propres, j’en assure l’infogérance et les développements techniques.  J’ai choisi d’écarter d’office l’idée d’un financement par la publicité, et j’estime que les coûts à ma charge ne justifient pas de faire appel à la générosité du public par des appels aux dons.  Après tout, cela représente moins d’une centaine d’euros par an, contrairement à ce que certains voudraient essayer de vous faire croire.  Alors bien sûr, il y a des gros médias alternatifs qui eux ont choisi de ne pas se contenter d’un hébergement mutualisé et ont opté pour un serveur dédié.  Il est clair que là, on n’est plus dans la même gamme de prix, mais ces sites ont assorti leurs investissements à leurs financements.

Alors examinons naïvement quelles pourraient être les causes de l’hémorragie de lecteurs, ou de la stagnation.

Les lecteurs n’en veulent pas parce que c’est mauvais, tout simplement

Eh oui, c’est la première question à se poser en effet.  Est-ce que mes articles ne seraient pas, tout simplement nuls à pleurer ?  Tant il est vrai que ce n’est pas à moi d’en juger, j’ai pourtant une bonne majorité de retours positifs quant à mes écrits.  Quand il daigne m’en informer, le public est généralement plutôt satisfait de la qualité des publications.  Bien sûr il y a toujours les ronchons, les pisse-vinaigre, et ce n’est pas ici que je dois donner une définition du Troll.  Quand vous republiez vos articles sur AgoraVox, vous apprenez rapidement à les identifier, eux et leur toute petite liste d’arguments ad-hominem ou n’ayant tout simplement rien à voir avec le propos de l’article.

Et j’ajoute que dans la mesure où cette désaffection frappe plus ou moins tous les médias alternatifs, cela supposerait qu’il n’y en aurait pas un pour rattraper l’autre, et que nous barbotterions tous  joyeusement dans un océan de médiocrité.  C’est un peu difficile à croire.

Plus personne ne lit

C’est effectivement une possibilité, ou plus exactement, plus personne ne consulte les médias alternatifs.  Aujourd’hui, tout le monde va sur Facebook, que les utilisateurs considèrent, à tort, comme une espèce de microcosme de l’internet, et s’imaginent, parce qu’ils y sont assaillis de milliers de publications, qu’ils ont en permanence un tour d’horizon de l’actualité, une veille médiatique, au point que la plupart des utilisateurs ne prennent même plus la peine de cliquer sur les articles, et il n’est pas rare de voir des utilisateurs commenter un article dont ils n’ont lu que le chapo.  Et quand on leur fait remarquer qu’ils pourraient tout de même prendre la peine de lire l’article avant d’écrire n’importe quoi, ils répondent qu’ils « n’ont pas le temps ».  Mais on se demande un peu pour quoi ils ont du temps puisqu’ils perdent en moyenne deux heures par jour à lire des posts plus ineptes les uns que les autres sur Facebook ?

Facebook n’est que le portage sur internet de la lucarne magique, la télévision… En pire.  Lorsqu’un programme ne vous plaît pas à la télé, vous avez encore le loisir de prendre la zapette et changer de chaîne.  Je ne dis pas que ça va être beaucoup mieux, mais ce sera autre chose.  Tandis que sur Facebook, il n’y a qu’une seule chaîne, votre fil, et vous n’avez absolument aucun, mais alors aucun moyen de contrôler ce qui va vous sauter à la figure.  Alors disons que si la télé c’est pour les moutons décérébrés, je pense qu’il va falloir nous inventer un nouvel adjectif pour les afficionados de Facebook, non ?

Le fait est que Facebook n’a absolument pas vocation à promouvoir l’information, mais bien à vous faire avaler un maximum de publicités par session.  L’information partagée n’y est pratiquement jamais virale, tout simplement parce que la propagation à une large échelle d’une information laisse forcément moins de place aux annonces sponsorisées, et coûte donc aussi bien en infrastructure réseau qu’en manque à gagner.  Facebook a donc, dans ses algorithmes de propagation, des pondérations (probablement sous forme logarithmiques), permettant d’étouffer le plus rapidement possible la diffusion d’informations qui prendraient trop vite de l’ampleur.  Si ce n’était pas le cas, Facebook exploserait en moins de dix minutes.

La censure & Decodex

Il est de bon ton, aujourd’hui, au sein des rédactions de médias alternatifs et dans les articles, de mettre en avant la supposée censure de Google et de Facebook comme raison première de leur déclin.  On l’a vu dernièrement avec la campagne du World Socialist Web Site qui mettait directement en cause Google :

Un examen des données de trafic Web montre clairement que le géant d’Internet Google manipule les résultats de recherche pour bloquer l’accès au World Socialist Web Site.

En avril, sous couvert de la lutte contre les « fausses nouvelles », Google a introduit de nouvelles procédures qui donnent des pouvoirs extraordinaires à des « évaluateurs » anonymes pour revoir à la baisse la note des pages et des sites Web. Ces procédures ont été utilisées pour mettre à l’écart le WSWS et d’autres sites anti-guerre et d’opposition.

Un ami, qui se trouve être à la tête d’un des tous gros médias alternatifs, m’avait demandé ce que j’en pensais, et m’avait suggéré que ce pourrait être un bon sujet pour une série d’articles.  Étant moi-même très sensible à la cause de la liberté d’expression, j’ai tout d’abord songé que ce pourrait être une bonne idée.  Cependant, vous conviendrez avec moi que si on veut le faire honnêtement, il convient tout d’abord de mettre en évidence l’existence, la réalité même de cette censure.  Il convenait donc de sélectionner un échantillon représentatif ne se limitant pas aux seuls sites se disant censurés, ni même à la presse alternative, mais à tous les sites politiques aux USA, à l’exclusion des medias mainstream.

Or les résultats indiquent une baisse généralisée des audiences dès la fin du mois de janvier pour certains, à partir d’avril pour d’autres, et ce qui est caractéristique, une très forte hausse de cette même audience dès le mois d’octobre 2016.  Vous avez compris que ce regain d’intérêt, puis ce retour plus ou moins brutal à une vitesse de croisière s’expliquent avant tout par l’intérêt suscité par la campagne présidentielle américaine.

Dès lors que vous l’observez également sur des sites proches du parti démocrate, donc peu susceptibles d’avoir été censurés à l’initiative des démocrates, vous comprenez qu’on ne voit pas là les conséquences d’une censure (dont je ne nie même pas l’existence, au demeurant), mais bien l’emballement du public pour un événement politique majeur.  Normal aussi que ce soient les recherches, ce que google appelle « trafic organique » qui soient les plus impactées, parce que bon nombre de ces visites étaient le résultat d’une recherche sur internet par des internautes voulant se renseigner sur tel ou tel thème de la campagne.

J’en ai donc conclu logiquement que sur base des arguments avancés, rien ne prouvait que la baisse d’audience était due à la censure, et que j’avais quelques bonnes raisons de penser que c’était bien l’élection présidentielle qui était la cause de ce pic, puis de cette retombée de la fréquentation.  C’est quand même assez étrange de mettre en cause une « censure » de google sans s’interroger tout d’abord sur la raison qui avait amené les audiences à grimper en flèche depuis septembre/octobre 2016 ?  J’avais terminé en disant que la censure de Google, c’est un peu comme les OVNIS, tout le monde en a vu, ou presque, mais à ce jour, personne n’a été en mesure d’apporter la moindre preuve convaincante de leur existence.

Decodex

N’est qu’une manoeuvre pathétique du journal de révérence pour ramener les brebis égarées au sein du troupeau, en usant des moyens légèrement éculés de la sainte inquisition, et en se payant le luxe de faire pire, finalement.  L’index de l’église catholique se limitait à une liste d’ouvrages interdits, decodex, lui, met directement les auteurs à l’index, voire des médias entiers.  Seulement voilà, le succès n’a pas vraiment été au rendez-vous et il se sont pris un vent, tant de la part du grand public que de la part de certains de leurs confrères de la presse (comme le Figaro).  On ne peut pas voir dans cette initiative calamiteuse une raison plausible du désintérêt du public pour les médias alternatifs.

Que peut-on faire ?

Eh bien c’est très simple, donner aux médias alternatifs une meilleure audience !  Comment ?  En partageant les articles, en discutant avec vos amis,  en rendant aux auteurs, à votre façon, un peu du bien qu’ils vous ont offert.  À en lire certains, on croirait qu’il faudra bientôt payer pour qu’ils daignent lire ce que nous écrivons, c’est proprement hallucinant.  Les mêmes qui au cours de six derniers mois ont partagé respectivement : 20 vidéos de chatons mignons, 140 blagues salaces, 30 pensées profondes de personnalités qui se trouvent ne jamais les avoir écrites (au diable les détails), et 200 articles repris directement de la pressetitution, comme si ces pauvrets n’avaient pas encore (fait) assez de victimes.

Le seul moyen pour un média alternatif de gagner en audience, c’est par son lectorat.  Le bouche à oreille, le partage.  Mais peut-être est-ce déjà trop demander.

Un article sérieux de 3 pages, cela représente une demi-journée de travail : choix du titre, du chapo, de l’image d’accroche, sources, rédaction, relecture, mise en page, correction, publication, republications, etc.  C’est un boulot de forçat, et au risque de choquer les âmes sensibles, j’ai parfois le sentiment de jeter des perles aux cochons.

Oh bien sûr, j’ai aussi mes lecteurs fidèles, ils se reconnaîtront, et je ne saurai jamais assez les assurer combien leur soutien m’est précieux quand parfois tous les autres sont décourageants.

Conclusion

Je crois que le désamour du public pour la presse alternative, mais aussi pour la presse tout court, trouve ses racines dans une forme d’avachissement résigné de la population face à la violence et à la contrainte des politiques qui sont menées.  On peut appeler ça du découragement, de la résignation, ou de l’impuissance, alors que rien n’a changé par ailleurs : le peuple aujourd’hui comme à la veille des révolutions est souverain et maître de sa destinée, mais ne parvient plus vraiment à se rappeler que pour ça, il doit être solidaire.  C’est ensemble que nous changerons les choses, ou elles ne changeront plus !  Comment expliquer un monde totalement dominé par une poignée de milliardaires face à la multitude, si ces derniers ne sont pas quelque part, sinon complices, du moins indifférents, comme anesthésiés, ayant complètement oubliés qu’il leur suffit de dire « non » pour que ça s’arrête ?

Soyez résolus à ne plus servir, et vous voilà libres.
Je ne vous demande pas de le pousser, de l’ébranler, mais seulement
de ne plus le soutenir, et vous le verrez, tel un grand colosse dont on
a brisé la base, fondre sous son poids et se rompre.

Etienne de La Boétie,
Discours de la servitude volontaire

Et l’avenir du Vilain Petit Canard ?

Les choses étant ce qu’elles sont, il vaut mieux une faible audience que pas d’audience du tout, et deux ans, c’est un peu court pour se faire une opinion définitive.  Aussi je pense continuer au moins jusqu’à l’année prochaine, et faire le point à ce moment-là.  Est-ce que cela vaut encore la peine de se donner du mal pour publier des articles dont tout le monde ou presque se fiche totalement ?  Est-ce que c’est utile ou nécessaire, passé un certain point, de vouloir à tout prix prévenir mes contemporains de la mauvaise pièce qu’on est en train de leur jouer, si eux-mêmes, figurants, s’y vautrent lascivement et ne montrent aucune intention de se rebiffer ?

Il y a d’autres sujets d’intérêt, sans doute, et bien des choses à faire, la question étant : serais-je encore capable de me reconditionner à faire comme si tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes, et vaquer tranquillement à mes occupations, en mode nombriliste ?

  1. Locution latine signifiant littéralement « à qui cela profite-t-il ?».
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Philippe Huysmans

Webmaster du Vilain Petit Canard, citoyen de nationalité belge, marié et père de deux enfants. Je vis en Belgique et j’exerce la profession d’Informaticien à Bruxelles. Mes articles