Les tonnelets de Daesh

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Chaque fois que l’on parle de l’Etat Islamique (ISIS), on évoque ses ressources financières considérables, que l’on explique notamment par le fait que l’organisation terroriste se finance par le commerce de contrebande de pétrole exploité dans les territoires qu’elle contrôle.  C’est en tout cas ce que les médias relaient depuis maintenant plus de deux ans.  Qu’en est-il ?

Le pétrole : manne financière pour Daesh ?

Invariablement, les médias qui présentent Daesh comme une organisation extrêmement riche, évoquent comme une de ses principales sources de financement le pétrole, exploité dans les territoires qu’il contrôle.

Cette production, vous le verrez plus loin, est estimée entre 30 et 70 mille barils par jour et représenterait environ 25% du budget de l’organisation.

Mais voilà, quand on y réfléchit cinq secondes, on se rend compte que ce commerce florissant ne peut se faire qu’avec la bénédiction des alliés, avec en tête les USA qui prétendent pourtant mener une guerre totale à l’organisation terroriste.

Les sources

En fait, lorsque l’on sait qu’il n’y a pas de source fiable d’information sur le terrain, on se demande un peu d’où sortent ces chiffres.  D’anciens membres de Daesh revenus en occident ?  Des ‘trafiquants’ qui achètent cette production à Daesh ?  Des renseignements militaires US ?

Toujours est-il que ces chiffres nous sont présentés depuis bientôt deux ans comme s’ils tombaient d’évidence, ce qui nous le verrons, est loin d’être le cas.

Ainsi, dans le Figaro du 19.11.2015, on peut lire :

Aujourd’hui, Daech est une entité financièrement autonome, contrairement à al-Qaida dont les ressources financières dépendaient quasi-exclusivement de donateurs. L’organisation dispose ainsi d’un patrimoine de 2260 milliards de dollars et d’un budget estimé pour 2015 à 2,5 milliards d’euros (…).

Un peu plus loin, ils estiment la part du pétrole à environ 600 millions de dollars par an, soit 25% de leur budget.

Dans un article du Financial Times paru le 14.10.2015 on lit que :

Sur 10.600 frappes menées par la coalition,  seules 196 visaient des installations pétrolières.

Dans une tribune du New York Times du 20.11.2015, Tom Keatinge (director of the Center for Financial Crime and Security Studies at the Royal United Services Institute) reprend les propos de Chuck Hagel, ex Secrétaire d’Etat à la Défense :

ISIS « is as sophisticated and well-funded as any group that we have seen. »

Et s’étonne que les efforts entrepris jusqu’à présent pour couper ces financements aient été si timides.

Un article de Yahoo Finance de ce 24 novembre fait état de la destruction par l’aviation américaine de 283 camions citernes de l’organisation Etat Islamique.  Ils situent cette frappe à proximité de la frontière près de villes de Deir ez Zor et Al-Hasakah… Sauf que Deir ez Zor est à 100 Km à vol d’oiseau de la frontière irakienne (nldr).  Par contre c’est bien là que se situe l’essentiel des champs pétroliers de Syrie.  On en saura sans doute plus dans les jours prochains.

Pourquoi si peu d’empressement ?

Les raisons qui sont invoquéees sont diverses, multiples, et tout aussi fallacieuses les unes que les autres :

  • L’aviation américaine veut éviter de toucher des civils
  • Les Américains ne veulent pas que la population syrienne soit privée de carburant ce qui paralyserait le pays
  • Les raffineries sont des raffineries modulaires (entendez par là facilement démontables et plus difficile à frapper).

Quelle bonne blague :

  • Depuis quand l’aviation Américaine prend des gants quand il s’agit de vaincre ses ennemis ?  Et que je sache, les raffineries, les puits de pétrole voire même les convois ne se trouvent pas dans des zones d’habitation…  Où est donc passée la légendaire précision chirurgicale des bombardements US ?
  • C’est gentil de la part des Américains de ne pas souhaiter que les habitants de syrie soient privés d’essence,  mais j’ai comme un léger doute quant aux motivations profondes, parce que sachant que Daesh se servira toujours en premier, laisser perdurer cette production, c’est avant tout pérenniser les financements de Daesh et leur permettre des progrès sur le plan militaire
  • Les raffineries modulaires : cfr point suivant.

Les raffineries modulaires

Sachant que les deux seules raffineries de Syrie se trouvent à Homs et Banias, en territoire sous contrôle du Régime, le pétrole brut doit bien être raffiné quelque part…

C’est là qu’interviennent les tellement si pratiques raffineries modulaires.  On nous les présente comme faciles à démonter, facile à remonter, facilement dissimulables parce que forcément plus petites…

Bref, on nous rejoue le coup des unités mobiles de production d’armes de destruction massive quand il était devenu évident pour tout le monde que Saddam Hussein n’avait plus d’usine capable d’en produire.  Des vulgaires camions banalisés qui se sont avérés être l’invention des services secrets américains.

Sauf qu’une raffinerie modulaire ne correspond absolument pas à cette définition.  Par modulaire on entend des modules de production préassemblés qui peuvent être aisément combinés pour constituer une raffinerie complète.  Il n’en reste pas moins que ces modules :

  • sont énormes (exemple : 20m x 20m  x 40m)
  • pèsent des centaines de tonnes à l’unité (ex. 700 tonnes).
  • une fois assemblés les modules ne sont pas prévus pour être démontés (un peu comme une maison préfabriquée, en somme).
  • Que la production et l’installation de ce genre d’unités de production a nécessité un know-how très pointu et des moyens logistiques considérables (1) – difficile de vous en faire livrer une de chez Brico.  A cet égard, il serait sans doute instructif de savoir qui a permis à des entreprises d’aller installer des raffineries modulaires en territoire tenu par des terroristes ?

Oh, on pourra toujours opposer qu’on ne parlait pas « de ce type » de raffineries modulaires, mais de quelque chose de plus trivial, genre alambic planté dans le désert.  Restera alors à expliquer comment on produit 50.000 barils par jour de diesel de haute qualité.

(1) : cofely n’est cité qu’à titre d’exemple parce que leur site web présente la raffinerie modulaire qu’ils ont installée à Anvers pour Exxon.  A ce stade les entreprises qui ont installé pour Daesh des raffineries modulaires ne sont pas connues.  Mais répétons-le, la démocratie gagnerait à le savoir… ainsi que les noms des mandataires politiques qui l’ont permis.

La production – calcul élémentaire

Si la production quotidienne est estimée dans une fourchette allant de 30.000 à 70.000 barils, on peut prendre 50.000 comme étant une bonne base.

La contenance d’un baril est de 159 L.  La production est donc de 50.000 x 159 = 7.950.000 litres (presque 8 millions).

Sachant que les plus gros modèles de semi-remorque citerne peuvent en contenir 30.000 litres, cela nous fait 265 camions qui doivent faire la route aller retour tous les jours entre les lieux ou le pétrole est raffiné et la frontière nord (Turquie) par où, nous dit-on, le pétrole passerait en contrebande.

Je ne sais pas pour vous, cher lecteur, mais pour moi, 265 camions citernes de 30 tonnes à passer tous les jours en contrebande au travers de la frontière turque me paraît légèrement difficile à croire, ou alors on ne parle plus de frontière, ou alors on ne parle plus de contrebande.  Mais me direz-vous, les camions viennent de Turquie pour acheter le pétrole au traders de Daesh sur les lieux de vente proches de la frontière…   Cela ne change rien aux faits : un tel trafic ne peut avoir lieu qu’avec l’assentiment des autorités turques.  Et donc de l’Oncle Sam.

Conclusion

Tant les raffineries que les convois de camions et dans une moindre mesure les puits de pétrole constituent des cibles stratégiques évidentes, et impossibles à protéger pour l’EI.  Il est inconcevable que ces raffineries n’aient pas constitué des objectifs prioritaires dès que les alliés en ont eu connaissance.

Si elles devaient être sérieusement endommagées, Daesh serait dans l’impossibilité de les remettre en état sans l’intervention de spécialistes et d’un matériel dont ils ne disposent pas (et dont ils n’auraient jamais du disposer).

Il est évident que si elles n’ont pas été détruites, c’est à dessein, et cela veut dire qu’une fois de plus les Américains et leurs alliés font en Syrie le contraire de ce qu’ils prétendent faire.

Depuis deux ans, ils ont laissé l’EI prospérer et soutenu des organisations dont les spécialistes disent qu’elles sont parfaitement interchangeables avec l’EI : je songe par exemple au front Al-Nusra (qui a prêté allégeance à Al Qaida).

Tout cela pour dégommer Bachar Al Assad bien trop rétif à la domination américaine.  L’idée sans doute est de partitionner la Syrie en trois morceaux, d’y placer des gouvernement fantoches et corrompus qui braderont les ressources syriennes au profit des multinationales américaines et occidentales.

C’est également un objectif soutenu par Israël qui a toujours vu la Syrie comme un ennemi trop puissant dans la région.

Et après ?  Eh bien après ce sera « business as usual ».  L’Iran redeviendra l’ennemi public numéro un,  et sera la prochaine cible à abattre.

Eh oui, qui a vraiment cru que les Américains s’étaient rabibochés avec l’Iran ?  Ce n’est que la stricte application d’un principe qui figurait déjà dans l’Art de la Guerre, de Sun-Tzu :

Ne laissez pas vos ennemis s’unir

Cet ouvrage écrit il y a 2.500 ans reste d’actualité, il est d’ailleurs toujours enseigné dans les académies militaires, et nous rappelle que toute guerre est fondée sur la tromperie.

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Philippe Huysmans

Webmaster du Vilain Petit Canard, citoyen de nationalité belge, marié et père de deux enfants. Je vis en Belgique et j’exerce la profession d’Informaticien à Bruxelles. Mes articles