Lubrizol : « Les Informés » s’étonnent… du doute qui gagne la population

Temps de lecture : 9 minute(s)

Incendie à l’usine Lubrizol à Rouen / France Bleu © Maxppp

La paille qui est dans l’œil de ton frère, tu la vois. Mais la poutre qui est dans ton œil, tu ne la vois pas. Lorsque tu ôteras la poutre de ton œil, alors tu verras clair pour ôter la paille qui est dans l’œil de ton frère.

Une fois n’est (vraiment) pas coutume, citons un évangile pour illustrer l’attitude d’une partie des médias occupés, cinq jours après l’incendie de Lubrizol, à questionner, à s’indigner, voire à railler le scepticisme de la population vis-à-vis de la communication des autorités concernant les conséquences sanitaires de cette catastrophe industrielle. Le culot est de taille quand on sait à quel point ces mêmes médias ont privé la population – rouennaise en premier lieu – de tout accès à l’information pour l’ensevelir sous les têtes de veau chiraquiennes, alors même que l’usine brûlait sous ses yeux et qu’elle souffrait physiquement des premières conséquences de cet incendie.

Un article de Pauline Perrenot, sur Acrimed

Le 30 septembre, « Les Informés » (France Info) consacrent encore plus des trois quarts de leur émission à Jacques Chirac (voir en annexe). La communion journalistique est telle qu’elle permet à deux dinosaures de l’information de se retrouver en plateau pour communier ensemble, comme au bon vieux temps [1]. Christine Ockrent et Patrick Poivre d’Arvor sont là pour se réjouir du « rassemblement des Français », unis par la mort de Chirac – est-il une parole plus performative ? Mais également pour discuter de l’incendie de l’usine Lubrizol… Ou plutôt, en réalité, de parler de la communication gouvernementale autour de cet incendie, et de s’étonner des doutes qu’elle suscite [2].

Après 40 minutes d’émission, Jean-François Achilli introduit donc le deuxième thème de l’émission en donnant à réentendre le discours du Premier ministre à Rouen, qui garantit une « absolue transparence » sur la catastrophe et ses conséquences sanitaires, affirmant que les odeurs sont « gênantes », mais « pas nocives ». Avant de faire réagir PPDA :

Je ne suis pas un spécialiste, je n’ai pas été sur place, je n’ai pas les résultats des analyses ; je pense que [si le gouvernement veut] réussir complétement [son] opération de transparence, il faut qu’[il] multiplie les analyses, que ça ne reste pas uniquement dans des boîtes publiques, ou disons peu ou prou contrôlées par le gouvernement, sinon, les gens ne croiront pas. Et même s’il y a des contre-analyses, les gens ne croiront pas, parce que le complotisme évidemment fait son lit dans les fameux réseaux sociaux. C’est pas facile pour un gouvernement. […]

Dans le monde de PPDA, « les gens » sont décidément bien retors. Ils écoutent ainsi un ancien « présentateur vedette » leur dire qu’il n’a rien à dire, qu’il n’a fait aucune enquête, mais qu’il sait en revanche une chose sur leur compte : le complotisme les guette. D’autant plus étonnant que les médias ont rempli leur mission d’information sur l’accident de l’usine Lubrizol de manière exemplaire… en se focalisant exclusivement sur la mort de Jacques Chirac ! Ainsi pendant que les chaînes en continu ou les JT passaient l’accident sous silence (le jour même à partir de l’annonce du décès de Chirac, comme le lendemain), « les gens », et en particulier les Rouennais, devaient bien essayer de s’informer ailleurs [3]. Certes, les canaux d’information « alternatifs » peuvent véhiculer des messages faux et complotistes (même s’ils n’en ont pas le monopole !) à même de créer des élans de panique. Mais on en conviendra aisément : ce ne sont pas des tirades comme celle de PPDA, à valeur informative absolument nulle et remplies de préjugés, qui seront susceptibles de contrecarrer la diffusion des premiers, et de calmer les seconds [4].

Plutôt que d’informer ce soir-là, Jean-François Achilli et Christine Ockrent préfèrent eux aussi communier dans une forme de résignation :

– Jean-François Achilli : Je cite Édouard Philippe qui dit : « Je sais que nous vivons à une époque où la parole publique est souvent mise en cause, ou décrédibilisée, mais nous allons faire la transparence totale de l’ensemble des données et des analyses qui sont à notre disposition. » Vous évoquiez les réseaux sociaux et cette accélération à l’infini des choses. Est-ce qu’aujourd’hui la parole publique est décrédibilisée systématiquement ?

– Christine Ockrent : […] Je n’imagine pas une seconde que le gouvernement courre le moindre risque du moindre défaut de transparence, parce que l’époque l’exige, [de même que] l’inquiétude des gens. Comme on le sait, cet affreux cancer du complotisme (sic) fait que bien évidemment, des gens doivent se ruer sur les réseaux sociaux pour entretenir précisément, à des fins diverses et variées mais toujours négatives, l’angoisse des gens.

Haro sur « les » réseaux sociaux ! Quant à l’idée d’analyser l’angoisse et le désarroi qu’auront provoqués le black-out médiatique concomitant à l’incendie de Lubrizol [5] ou le fait de répéter à l’envi que les gens sont angoissés sans apporter soi-même la moindre information, Christine Ockrent, en bonne donneuse de leçons à la populace, ne « l’imagine pas une seconde »… Pas plus que Jean-François Achilli, visiblement obnubilé par la paresse des « bonnes gens » :

Au fond, les expertises sont mises en ligne, elles sont accessibles au public, et pourtant, le doute persiste, parce qu’au fond, les images sont spectaculaires.

Puisque l’information est si « accessible » – ce que dément Le Monde dans les grandes largeurs à la suite d’un premier travail d’enquête [6] – Jean-François Achilli va-t-il la mettre à disposition du public, et faire son travail de journaliste en apportant sa contribution à l’explication du résultat des expertises ? La réponse est non. D’ailleurs, le problème est ailleurs, comme le note Jannick Alimi (Le Parisien) :

Les images sont spectaculaires, et il y a aussi cette tendance au complotisme alimenté par les réseaux sociaux. Il y a aussi tous les scandales, pour le moment qui semblent fondés, de médicaments, d’amiante, dont les effets à long terme ont été désastreux. Pour le moment, Dieu merci, il semble qu’il n’y ait pas de perte physique aujourd’hui, mais qui sait ce qui peut arriver.

Comme quoi l’angoisse et le doute ne gagnent-ils pas uniquement les « réseaux sociaux » ! En ultime rempart au « complotisme », le dernier invité, Laurent Guimier (journaliste à France Info), garde le cap :

Dans ce genre de situation, le journalisme a encore quelque avenir à se mettre en situation pour faire en sorte que la confiance soit rétablie ou qu’elle ne disparaisse pas totalement entre les experts et les citoyens.

Une leçon déontologique pertinente, en effet. Quant à sa mise en pratique, Laurent Guimier la laisse pour plus tard. La preuve par l’exemple : sur les sept minutes chrono qui auront été consacrées à Lubrizol sur cette émission d’une heure, aucun des cinq journalistes en plateau n’aura donné ne serait-ce que le début du commencement d’une micro-information concernant le fond de l’affaire à même de rétablir « la confiance entre les experts et les citoyens ». Un « avenir » relativement embué pour le journalisme, donc, si l’on s’en tient au diagnostic de Laurent Guimier. Car chez « Les Informés », il réserve son temps d’antenne aux réprimandes à l’égard du grand public : « On va tout de suite à la confrontation de la suspicion face à la thèse officielle ».

Et comment diluer cette suspicion ? Réponse avec PPDA :

– PPDA : Il est naturel qu’en ces temps de terrorisme, les gens puissent se poser la question de savoir si tout ceci a été déclenché à l’intérieur de l’usine ou hors usine.

– Jean-François Achilli : Allez, vous restez à l’écoute de France Info, à la radio, à la télé, nous vous tenons informés toute la soirée sur les derniers développements de la situation à Rouen avec cette visite du Premier ministre Édouard Philippe. Nous allons clore ces « Informés » avec cet hommage à Jacques Chirac.

Si le doute règne, on est en tout cas sûr d’une chose : le « journalisme » de France Info, plus encore quand il est manœuvré par deux vétérans du 20h, est littéralement au point mort.

***

Parce que les journalistes politiques de plateau ne se perçoivent plus comme des enquêteurs mais comme de simples « décrypteurs » de la communication gouvernementale, il leur semble sans doute normal de traiter l’incendie de Lubrizol en se conformant à leur fonds de commerce : tout pour la forme, et strictement rien pour le fond. Faute de « communication de l’État », les journalistes sont-ils au chômage technique ? Une telle attitude, d’ordinaire problématique d’un point de vue journalistique, l’est d’autant plus quand l’événement en question est une catastrophe industrielle impliquant des dangers sur le plan environnemental et sanitaire.

Deux aspects pour lesquels un journalisme d’enquête et de vulgarisation scientifique serait de salubrité publique, tant la compréhension et l’accès à ce type d’information sont socialement discriminants. En d’autres termes : que PPDA et Christine Ockrent, deux représentants de l’élite médiatique parisienne [7], se permettent de s’étonner à l’antenne du « scepticisme des Français » et de regretter le temps (fantasmé) d’une parole publique sacralisée sans apporter aucune information, voire en rajoutant du doute au doute, témoigne du mépris profond qui sous-tend ce journalisme de classe.

Quant au « complotisme » et au cancer du « doute », il ne leur vient (évidemment) pas à l’idée de pointer la responsabilité des médias dans leur « prolifération ». Quid de l’information que ces derniers ont laissé littéralement en jachère pendant deux jours ? Quid des deux grand-messes télévisuelles, que Christine Ockrent et PPDA connaissent pourtant bien, et qui, bien que suivies par 4,99 millions (TF1) et 3,63 millions (France 2) de téléspectateurs le 26 septembre (le soir de l’incendie), ont totalement passé la catastrophe sous le tapis [8] ? Quid de l’émission dans laquelle ils interviennent, et qui fonctionne à cet égard comme un cas d’école : 53 minutes pour Chirac, 7 minutes pour Lubrizol, alors que nous sommes à quatre jours des deux événements ?

Mais que l’on dorme sur nos deux oreilles : en attendant les enquêtes, les chaînes d’info passeront tout le temps nécessaire à « décrypter » la communication gouvernementale, tout en pestant contre la défiance irraisonnée de la population vis-à-vis des médias et de la « parole publique ». Comme un écho de leur certitude d’être dans le droit chemin, aussi profonde que l’est leur déconnexion du terrain, l’autocritique n’aura donc (à nouveau) pas lieu : la poutre dans l’œil des « Informés » est (beaucoup) trop grosse.

Pauline Perrenot

***

Annexe : Et pendant ce temps, « Les Informés » se prélassent dans la chiraquie perdue et dans le Rassemblement national…

Florilège commenté :

– PPDA : « On peut être fiers d’être Français pendant ces 4 jours, puis voilà, on va recommencer à parler de Rouen, voilà, et de la vie ».

PPDA imagine sans doute que comme la sienne, la vie des Rouennais fut suspendue le temps que les grands médias décrètent que seul Chirac devait occuper les « unes ».

– PPDA, toujours expert en « Les Français » :

Au fond, qu’est-ce qui plaît aux Français ? Ce gars-là, il est beau, il porte bien le costume, ça, ça compte pour les Français, mais aussi il a des turpitudes, des petits trucs borderline, il nous ressemble. Voilà, c’est ce que les gens se disent et au fond, ils aiment bien le voir dans le métro en train de sauter, quand même c’est pas bien, il est en train de frauder, vous vous rendez compte ? [Éclats de rire unanimes en plateau.] Il aimait bien séduire, on ne peut pas dire qu’en matière de contrat de mariage il ait été exemplaire, ça plaît aux Français.

– PPDA, encore, expert en « rassemblement national » :

Au fond, qu’est-ce qu’on a entendu de la France ces derniers temps ? On a entendu essentiellement les ronds-points du samedi, les gilets jaunes, et la violence ! La violence des mots, des invectives, notamment sur les réseaux sociaux. Et là, j’ai lu Le Parisien, j’ai écouté hier ce que vous avez recueilli auprès des Français, c’était magnifique, ces paroles étaient d’une très grande qualité.

Le hasard fait bien les choses : Jannick Alimi, rédactrice en chef adjointe du service politique du Parisien, est justement au côté de PPDA. Et jubile. L’autosatisfecit bat son plein, la chiraquie est au beau fixe, quand soudain… une épine égratigne le pied de Jean-François Achilli :

Patrick Poivre d’Arvor, puisque le temps a passé, […] vous auriez été surpris de voir, aujourd’hui, dans les travées de Saint-Sulpice, une Marine Le Pen ? Est-ce qu’après tout, il n’y a pas une forme d’oubli qui devrait s’opérer ? C’est la famille qui a décidé, mais ça a été largement approuvé sur les radios, sur les télés.

Longue vie à l’amnésie !

Ailleurs (générique)

Cette catégorie générique reprend les articles provenant de diverses sources (soit libres soit avec la permission de l'auteur).