Oeufs contaminés au fipronil, de qui se moque-t-on ?

Temps de lecture : 6 minute(s)

Énième avatar d’une industrie agroalimentaire ultra concentrée, lancée dans une concurrence folle pour produire toujours plus à moindre coût, le scandale des oeufs contaminés à l’insecticide est sciemment minimisé par les agences de contrôle et les gouvernements.

Petit rappel des faits

Le 2 juin, la Belgique est alertée par un exploitant à la suite d’une analyse du 15 mai 2017, qui avait détecté dans des oeufs des taux de fipronil[1] allant de 0,0031 mg/kg à 1,2 mg/kg alors que la norme européenne est fixée à 0,72 mg/kg.  L’Afsca, l’agence fédérale pour la sécurité alimentaire belge diligente une enquête qui les mène auprès d’une société hollandaise, ChickFriend, qui a revendu des traitements (supposément naturels) contre le pou rouge pour les poules achetés chez Poultry-Vision, une entreprise belge.  Seulement voilà, ces traitements avaient été «dopés» au fipronil dont l’usage est strictement interdit dans les élevages d’animaux destinés à la consommation.  D’après l’Afsca, qui s’est retrouvée en possession de deux notes émanant de la NVWA (l’agence alimentaire néerlandaise), les autorités néerlandaises étaient au courant de la contamination au fipronil depuis le mois de novembre 2016.  Ambiance.

De son côté, l’Afsca a fait preuve de la plus parfaite opacité, et le scandale éclatera finalement le 1er août, aux Pays-Bas.  Dans un premier temps, c’est « pas de panique, les femmes et les enfants d’abord ».  Le ministre de l’Agriculture français, Stéphane Travert a été jusqu’à affirmer, le 5 août, que l’Hexagone n’était pas concerné, avant de revenir sur cette déclaration le 7 août, indiquant que 13 lots d’œufs contaminés avaient été livrés en France.  En réalité, 15 pays européens ainsi que la Suisse et Hong Kong sont concernés.

Langue de bois et minimisation des conséquences

À chaque scandale sanitaire (ce qui est en passe de devenir une détestable marotte), on nous sort l’avis de l’inénarrable Alfred Bernard, Toxicologue de son état.  Invariablement pour nous dire qu’il n’y a aucune raison de s’inquiéter.

Il faut d’abord trouver l’origine de cette différence (de résultats, ndlr), ce n’est pas acceptable.  Il y a au moins un laboratoire qui surestime ou sous-estime la contamination.  En ce qui concerne les risques, je n’ai pas assez d’éléments pour me prononcer définitivement, mais à priori, les risques restent quand même improbables en raison, d’une part, de la durée d’exposition qui est assez limitée, de la marge de sécurité qui est importante, et surtout, de la probabilité assez faible qu’une personne consomme, de façon régulière, les oeufs les plus contaminés provenant de l’élevage le plus contaminé.

Donc, le monsieur, il ne sait pas quels sont les taux détectés, n’a aucune idée de la « durée d’exposition », commence sa phrase par « je n’ai pas assez d’éléments pour me prononcer… » mais surtout, surtout, pas de panique.

C’est d’ailleurs assez étrange (et amusant) quand on lit ce que dit l’Afsca à propos du fipronil :

Pourquoi y a-t-il actuellement un problème avec le fipronil ?

Le Fipronil est un insecticide dont l’utilisation est interdite chez les animaux destinés à la chaîne alimentaire. Les effets ne sont donc pas suffisamment documentés dans la chaîne alimentaire et sur la santé humaine. Il se trouve que le fipronil a été utilisé dans l’industrie de la volaille pour la lutte contre les poux rouges chez les poules pondeuses. Son utilisation n’étant pas autorisée, la substance n’a pas été systématiquement recherchée.

Donc, d’une part on nous dit que les effets sur la santé humaine ne sont pas suffisamment documentés… et d’autre part, qu’on ne recherchait pas systématiquement cette substance, parce qu’elle n’est pas autorisée !  Ce qui n’empêche pas nos experts à gages de nous assurer que c’est très très bon, le fipronil, finalement.  Pas mauvais, en tout cas. Ou alors si peu.

En France, l’Agence nationale de sécurité sanitaire a rendu ses conclusions : le risque pour la santé humaine est très faible au vu des niveaux de fipronil constatés dans les œufs contaminés et au vu des habitudes françaises de consommation alimentaire.   Oui, seulement voilà, les taux n’ont pas été communiqués et quand certains résultats d’analyse avaient été communiqués par l’Afsca (Belgique), ils ont été contredits par des contre-expertises, qui faisaient état de taux dépassant très largement le seuil de sécurité.

Ce manque de transparence, que l’on observe lors de chaque crise sanitaire, n’est pas vraiment de nature à rassurer qui que ce soit.  Ces agences sont là pour prévenir les risques sanitaires, et, en cas de crise, pour intervenir très rapidement.  Or dans le cas qui nous occupe comme les fois précédentes, ce qu’on vous dit c’est que vous avez déjà été empoisonnés depuis plusieurs mois (mais que c’est pas grave), et que retirer tous les produits dérivés (pâtes, mayonnaise, biscuits, plats préparés, etc) coûterait trop cher, et que de toutes façons le fipronil s’y trouve « très dilué ».  Ben tiens !

Un autre médecin, Laurent Chevallier, signait hier dans le point une carte blanche intitulée : Fipronil : on vous ment !, dans laquelle il tenait un discours à mille lieues des communiqués lénifiants de l’Anses.

Face à la crise des œufs contaminés, les autorités estiment que le risque sanitaire est «très faible». Il n’en est rien, tonne le Dr Chevallier.

Comment les autorités peuvent-elles affirmer que le risque sanitaire est « très faible » en consommant des œufs contaminés au fipronil ? S’agit-il une fois de plus d’un mensonge d’État, comme au début de plusieurs crises sanitaires ? Le fipronil est un produit qui s’accumule dans l’organisme, dit « lipophile » (à l’inverse de substances comme le bisphénol A), autrement dit il y a un phénomène de bio-accumulation avec la consommation d’œufs contaminés, mais aussi avec la chair des poules infectées, car si les œufs le sont, c’est bien parce que l’animal que vous êtes susceptible de consommer l’est initialement.

Ainsi la fréquence et le degré d’exposition conditionnent la concentration en cette substance, que l’on soupçonne d’être un perturbateur endocrinien. Or, cette concentration peut être non négligeable pour les forts consommateurs d’œufs, de produits dérivés et de chair de poule ( parties grasses). Le risque sanitaire existe sur les plans digestifs, neurologiques et endocriniens, mais actuellement difficilement quantifiable individuellement. D’où a minima la surprise devant les messages lénifiants venus d’organismes officiels qui jugent le produit « modérément toxique ».

Cela est d’autant plus surprenant que des chercheurs ont déjà souligné que les seuils de toxicité sont mal évalués, car les méthodologies employées dépassées. Une fois de plus l’Europe, avec la réglementation actuelle, montre non seulement son incurie, mais encore son incapacité à protéger ses concitoyens.

Conclusion

Jamais l’expression « étouffer l’affaire dans l’oeuf » n’aura été plus à propos, on dirait, et les belles déclarations sur l’air de « plus jamais ça » résonnent désormais de plus en plus clairement comme des promesses d’ivrogne tant on sait que ces scandales ne sont que la partie émergée de l’iceberg, et qu’il ne faut pas y voir autre chose qu’un symptôme d’un mal plus profond.  Et comme personne ne fait rien pour s’attaquer aux causes, pourquoi voudriez-vous que les symptômes disparaissent ?  La prochaine fois on nous parlera de poissons contaminés aux antibiotiques ou avec des déchets radioactifs, les agences de veille sanitaire vous diront « qu’ils ne recherchaient pas ce genre de substances parce qu’elles sont prohibées », les ministres vous diront que, comme pour le nuage de Tchernobyl la contamination s’est arrêtée à la frontière comme si c’était un mur, et on nous enverra Alfred Bernard pour nous expliquer « qu’il n’en sait rien, mais qu’à priori, s’il n’en sait rien, ça peut pas être bien dangereux ».

Notes

[1] Le fipronil est un biocide (insecticide et acaricide) synthétisé par Rhône-Poulenc au milieu des années 1980 et mis sur le marché en 1993, notamment sous la marque Régent. Il a été au centre de controverses au début des années 2000 pour sa toxicité pour les abeilles et certains de ses usages ont été soumis, en 2013, à un moratoire européen. Strictement interdit sur les animaux destinés à la consommation humaine, il est toujours largement utilisé comme antiparasitaire (antitiques, antipuces) pour les animaux de compagnie.  Source : Le Monde

avatar

Philippe Huysmans

Webmaster du Vilain Petit Canard, citoyen de nationalité belge, marié et père de deux enfants. Je vis en Belgique et j’exerce la profession d’Informaticien à Bruxelles. Mes articles