Refuser le plat de lentilles

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Le politique ayant échoué à récupérer le mouvement d’origine citoyenne, et voyant que les menaces ne serviront de rien face à une mobilisation qui dépasse largement le cadre de ses moyens de répression, le pouvoir s’apprête à distribuer (parcimonieusement) les plats de lentilles.

All Lefts Reversed – Le Vilain Petit Canard

Le gouvernement, confronté pour la première fois à un mouvement spontané qu’il n’avait pas vu venir (et qu’il n’a aucun moyen de contrôler), commence tout doucement à perdre de sa superbe et la panique s’installe. Pas à cause d’une journée de blocage (qui plus est un samedi), les conséquences financières seront forcément limitées.

Non, ce qui inquiète, c’est le précédent que cela risque de créer dans l’esprit des Français qui pourraient bien redécouvrir à cette occasion que le vrai pouvoir c’est le pouvoir de la rue. Les sans-dents, les laissés-pour-compte d’une économie qui n’a jamais réalisé autant de profits plantureux, et jamais ne les a si peu redistribués.

Les gens ordinaires pour qui l’automobile n’est pas un luxe, mais bien un indispensable sésame pour avoir accès au marché de l’emploi, et aux infrastructures. Cette tranche de la population française qui a déserté les centres urbains désormais hors de prix pour un pavillon de banlieue, seul moyen pour elle d’accéder à la propriété et n’être plus condamnés à devoir payer éternellement des loyers toujours plus élevés, en pure perte.

Aussi, le Français est notoirement frondeur et l’on ne saurait compter les épisodes dans l’histoire de France où le peuple de régions entières — écrasé par les taxes et excédé par la cherté des denrées de première nécessité — s’est soulevé comme un seul homme. On se souviendra comment, par une belle journée de juillet, les Parisiens, face à une énième augmentation du prix du pain, s’étaient révoltés, avaient pris la Bastille — symbole de l’oppression du pouvoir — puis entamé ce qui allait devenir la plus sanglante des révolutions au coeur de l’Europe.

La propagande est à la démocratie ce que la matraque est à la dictature (Noam Chomsky).

Or si la classe dominante semble tant et plus évoluer dans un monde totalement déconnecté des réalités de la vie des Français, croyez qu’ils sont parfaitement conscients de l’immense fragilité de leur pouvoir, qui ne repose que sur la propagande et la répression. Répression menée par des forces de l’ordre qui, lorsqu’on y regarde de près, sont composées de gens issus du peuple, en butte aux mêmes taxes iniques. Méprisés par leur hiérarchie, détestés par le peuple qui y voit logiquement des instruments de répression à la solde d’une élite accapareuse, je n’ai pas l’impression qu’ils constitueraient un rempart bien solide contre les conséquences d’une révolte massive.

La tactique du pouvoir : le plat de lentilles

Et il n’y en aura pas pour tout le monde, forcément. Il s’agit, par des mesurettes dont la mise en oeuvre s’apparente à une usine à gaz, de redistribuer bien parcimonieusement une infime partie des recettes aux ménages à faible revenus. Le but ? Se présenter comme un gouvernement responsable, soucieux des conséquences sociales d’une telle rage taxatoire sur le pouvoir d’achat de la France d’en bas. En réalité, il s’agit surtout de préparer le clivage, qui sera matraqué par la voix des médias à la botte, entre les Français qui bossent (au sein de la start-up nation) et les « # ?$ ! de feignasses d’assistés » qui ne savent que couiner et geindre sur leur sort en toute occasion.  Et c’est même encore plus pervers que ça, en fait…

Une histoire de « tiens » et de « tu l’auras »

Vous avez tous été confrontés, ces dernières années, lors de l’achat d’un téléphone mobile, d’un ordinateur ou d’un autre produit de consommation, à la pratique du « cash-back ». Dans les faits, vous payez le prix affiché, mais on vous fait miroiter que cela vous donne droit automatiquement à un remboursement (cash-back) d’une partie du prix, directement par le fabricant.  Les plus perspicaces (ou les plus méfiants) d’entre nous auront immédiatement compris qu’il y a un loup : pourquoi mettre en place une gestion administrative forcément coûteuse pour… appliquer une ristourne ?  Ne serait-il pas plus « simple » de faire une simple promotion, avec un prix alléchant ?  Faut-il préciser que cette technique de vente augmente mécaniquement le prix final, puisque les taxes d’import et la TVA sont calculées sur le prix de vente, avant déduction d’un hypothétique remboursement ?

Vous l’avez compris, dans les faits, la plupart du temps, quand vous achetez le produit, vous vous apercevez que le cash-back n’était « valable » que pour une période donnée, et que vous n’êtes pas éligible à l’obtenir : pauvre consommateur !

La même chose s’applique au plat de lentilles que l’on vous fait miroiter : qui vous a dit que c’était une mesure appelée à durer dans le temps, ou plus exactement, qu’est-ce qui empêchera, dans six mois ou un an, le gouvernement de reprendre de la main gauche ce qu’il avait donné de la main droite, au titre de l’égalité de tous les citoyens devant les lois ?  Ils pourraient même vous la jouer façon « à l’insu de notre plein gré » : un contribuable ne bénéficiant pas de la subvention qui assignerait l’État en justice au titre qu’il serait discriminé.  Le serait alors « obligé » de mettre fin aux subventions : pauvre gouvernement !

Une affaire de dignité humaine

Qui vaut tout également pour les idées sur un « revenu universel » que l’on voit fleurir ici et là, et qu’on imagine être une mesure à l’initiative des partis de la gauche sociale.  Seulement voilà, il n’en est rien, pour deux raisons :

  • il n’y a plus de gauche en France, il faudra vous y faire.  Même le programme du PS est un condensé de doctrine ordo-libérale mâtiné de suivisme Otanesque;
  • le « revenu universel » tel que prôné par les partis de gauche et (bizarrement) soutenu par la droite n’est qu’une manière de transformer les citoyens en obligés (au sens moyenâgeux du terme).

Souvenez-vous que le travail est constitutif de la dignité de l’homme : votre salaire, vous ne le mendiez pas, vous le gagnez à la sueur de votre front. c’est, concrètement, l’expression de votre participation à la vie de l’économie nationale, à la société.  Vous ne le devez à personne, vous n’êtes redevable de rien.

Dès l’instant où l’on parle de remplacer cette souveraineté par une allocation (qui rapidement s’assortira de conditions, je vous en fiche mon billet) vous devenez vous-même un assisté, avec toutes les conséquences qui en découlent, et notamment l’impossibilité de critiquer l’État devenu providence, qui aurait le pouvoir extravagant de vous couper les vivres sur base d’une simple décision administrative.

Plus graves sans doute sont les conséquences sur votre dignité humaine : d’individu libre vous devenez client d’un système, le plaçant ainsi automatiquement en position d’autorité, et vous, en position d’avoir à subir cette autorité, comme un enfant1.

Est-il besoin d’expliquer en détail en quoi ceci s’applique à la proposition du gouvernement d’Edouard Philippe d’instaurer une forme de soupe populaire dont la casserole contiendrait un peu d’essence en lieu et place du traditionnel bouillon ?

  1. À ce sujet, je ne puis que vous conseiller de lire les écrits d’Étienne Chouard sur le partage dans les sociétés dites primitives, en ne perdant pas de vue que ces us et coutumes ont été en usage durant la plus grande partie de l’humanité.
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Philippe Huysmans

Webmaster du Vilain Petit Canard, citoyen de nationalité belge, marié et père de deux enfants. Je vis en Belgique et j’exerce la profession d’Informaticien à Bruxelles. Mes articles