L’hyperréalité, outil de contrôle des masses

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Au cours de mes pérégrinations, je suis tombé sur un article fort intéressant du philosophe Jean Baudrillard, traitant de la communication, et plus précisément de la communication envers les masses, daté de juillet 1978.  J’ai été frappé par l’actualité du thème, parce que la société qu’il dépeint, et surtout ses dérives, n’en étaient qu’aux balbutiements si l’on compare avec ce que notre société de l’information est devenue.

L’article est quelque peu inégal et l’argumentation parfois superficielle, comme lorsqu’il énonce de but en blanc :

Nous sommes dans une société de la communication, c’est vrai, mais il fait savoir qu’il existe des sociétés où il n’y a pas de communication ; celle-ci ne commence d’exister que dans les sociétés où quelque chose est radicalement perdu.

Affirmation péremptoire basée sur rien : on ne donne pas d’exemple de société qui n’aurait pas encore atteint le stade de la communication, on ne définit pas ce qu’on entend par communication (à partir de quel seuil d’interaction considère-t-on qu’il y a communication ?), pour dire le vrai, on ne sait même pas si l’auteur parle seulement de sociétés humaines ou si cela s’appliquerait également aux ruches des hyménoptères, par exemple.

Plus loin, on peut lire :

Nous vivons également convaincus que la communication, l’information, produisent du sens, et que c’est sur ce sens-là (entendu comme contenu) que repose la socialité, l’échange…

En omettant que cette communication n’est rien d’autre que la conséquence de la socialité, un véhicule pour les échanges : dès lors, le sens n’est pas intrinsèquement attaché à la communication qui peut parfaitement en être dépourvue.

Quoi qu’il en soit, nous touchons là une idée essentielle pour comprendre le monde dans lequel nous vivons désormais.  Une société saturée de communication absolument dénuée de sens.  Pire même, une société hyperréelle dans laquelle « la conscience perd sa capacité à distinguer la réalité de l’imaginaire et commence à s’engager avec ce dernier sans comprendre ce qu’il fait, elle s’introduit alors dans le monde de l’hyperréel. La nature du monde hyperréel se caractérise par une amélioration de la réalité. »

Amélioration est ici un doux euphémisme, s’agissant de dépeindre une société dans laquelle la description d’une réalité deviendrait plus tangible et réelle que la réalité elle-même, avec tous les dangers inhérents à la tentation de travestir cette nouvelle réalité à la poursuite d’objectifs politiques (propagande).

C’est là, sans doute, qu’il faut chercher les causes d’un certain nombre de dissonances cognitives.  Prenons cet exemple d’un transgenre, née Paige Cross, qui arrête son traitement hormonal pour pouvoir  porter un enfant et déclare  « qu’il va donner naissance et devenir le meilleur des pères ».   Doit-on conclure que cette personne n’a plus toutes ses frites dans le même sachet, ou tout simplement qu’elle ne vit plus dans la réalité mais dans une hyperréalité où ce genre de pensée magique fait sens ?

Considérons un autre exemple récent dans l’actualité, montrant de quelle manière des lobbies peuvent manipuler la communication afin de construire une représentation de la réalité en vue de débiner un concurrent gênant : en l’occurence, la cigarette électronique.    À moins d’avoir passé les deux dernières semaines dans un congélateur ou à explorer les rives d’un quelconque affluent de l’Amazone loin de toute civilisation, vous n’avez pas pu échapper à cette « information ».  Basé sur « une étude™ »  publiée par l’American College of Cardiology. 

Les e-cigarettes sont-elles réellement meilleures pour la santé? Rien est moins sûr…

Les vapoteurs souffrent plus souvent de maladies cardiaques que les non-vapoteurs, selon une grande étude préliminaire dévoilée jeudi aux Etats-Unis et qui n’établit pas de lien de cause à effet.

Sans blague ?  Donc, on dit en préambule que l’étude ne peut en aucun cas établir une causalité, mais « que les vapoteurs souffrent plus souvent de maladies cardiaques que les non-vapoteurs » en passant sous silence que 99% des vapoteurs sont des fumeurs qui ont choisi ce moyen précisément pour arrêter de fumer…  Ne serait-ce pas là qu’il faudrait chercher les causes d’une prévalence des cas de maladies cardio-vasculaires en comparaison d’un échantillon de non-fumeurs ?

Dans le résumé du document, publié en anglais, l’auteur, qui ne doute décidément de rien, écrit : 

Cigarette smoking carries a much higher probability of heart attack and stroke than e-cigarettes, but that doesn’t mean that vaping is safe (…).

Qu’on pourrait traduire par « Fumer la cigarette entraîne une probabilité nettement plus élevée de faire une crise cardiaque ou une attaque, mais ceci ne signifie pas que vapoter serait sans danger », ce qui est à peu près aussi intelligent que d’écrire : fumer la cigarette est nettement plus dangereux que de rouler à vélo, ce qui ne signifie pas que rouler à vélo serait sans danger.  On voit ici le biais, gros comme une maison, à savoir qu’il n’y a aucune causalité ni même aucune corrélation entre ces deux comportements.  Pire, on voit bien que les cohortes considérées ne sont pas distinctes : les anciens fumeurs  sont sujets à des risques nettement plus élevés de développer des pathologies respiratoires ou cardiaques jusqu’à 20 ans après le sevrage tabagique.

Et les exemples de manipulation sont légion : vous souvenez-vous de l’affaire Skripal, et comment les médias avaient recréé une réalité totalement fantasmée dans laquelle le père et la fille seraient morts des suites d’un empoisonnement au Novitchok ?  Tout le monde en était convaincu, pourtant, à bien y regarder, les médias n’ont à aucun moment affirmé que c’était le cas, tout était dans la suggestion.    Et s’ils ne sont pas morts, ils ont bien opportunément disparu, n’est-ce pas ?

On pourrait aussi évoquer les incontournables « ingérences » Russes dans les élections un peu partout autour du globe (Russiagate).  Force est de constater qu’après deux ans d’enquête serrée aux États-Unis, le dossier est désespérément vide, ce qui n’empêche pas nos médias de faire « comme si » ces ingérences étaient avérées.    Vous avez dit hyperréalité ? 

Le lapin, les phares, toussa

Face au danger, ou en présence d’injonctions paradoxales qui induisent un stress, l’homme tout comme le lapin cherchera à se mettre à l’abri de ce qu’il considère comme une menace, soit en la combattant, soit en prenant la fuite.  Or il se trouve que ces injonctions, tantôt paradoxales, tantôt décrivant un monde que nous ne sommes pas à même d’observer via nos propres sens, nous sont assénées par l’ensemble des médias dominants, dans un parfait unisson, conférant au message sinon un aspect de véracité, du moins un effet de masse qui influe sur notre propension sociale à la normalité.  Eh oui, si « tout le monde le dit », ça doit être vrai !

La réaction la plus naturelle à ces stimuli qui arrivent par vagues est de les ignorer en bloc, et c’est ce qu’observait Baudrillard déjà en 1978, sans toutefois avoir bien cerné la cause réelle :

(…) je considère, au contraire, qu’il y a dans cette existence aveugle des masses, non pas du tout une abjection, ou une aliénation, mais un refus de sens ; c’est ainsi que les masses (qui sont produites par l’information) résistent aux médias : elles ne répondent pas.

Les masses ne refusent pas le sens, elles refusent instinctivement un message portant un sens manifestement contrefait, ou carrément dénué de sens.

Une conséquence des plus fâcheuses de ce désintérêt est que face à un véritable déferlement de pseudo-informations ineptes, nous avons développé une tendance défensive qui quelque part, obère notre capacité naturelle à nous intéresser aux idées nouvelles, aux opinions adverses. 

Ce repli sur soi est la cause que la plupart des gens ne lisent plus, ne croient plus à rien, et surtout pas dans le pouvoir ou les médias dont ils comprennent qu’ils ne sont plus désormais que les porte-voix de nos maîtres.

Faut-il préciser que cet immobilisme profite avant tout au pouvoir ?  Après tout, un citoyen lambda écoeuré par la politique et ne s’intéresse plus à rien ne sera pas forcément tenté d’aller rejoindre les gilets jaunes, à quoi bon d’ailleurs ?  Le pouvoir n’a que faire de votre adhésion, votre passivité lui suffit !

Tirer les conclusions

Après pratiquement quatre années d’existence, le moment est venu pour Le Vilain Petit Canard de tirer les enseignements de son expérience.  De ce qui précède, je conclus que de vouloir à tout prix rebondir sur la balle comme un joueur de tennis en analysant l’info et en la remettant à l’endroit revient à écoper le pont du Titanic avec une flûte à champagne alors qu’il faudrait trouver dare-dare une chaloupe…

L’immense majorité des internautes se fiche éperdument de ce que nous écrivons tout comme ils se fichent de ce que les médias dominants écrivent : ils sont désormais hors d’atteinte, dans une bulle qui s’apparente à une armure.  Il est parfaitement vain de croire que je pourrais y changer quoi que ce soit, et je n’ai pas l’inoxydable optimisme des Shadocks dont une des devises était « Il vaut mieux pomper d’arrache pied même s’il ne se passe rien que de risquer qu’il se passe quelque chose de pire en ne pompant pas. »

Je songe donc désormais à d’autres manières d’écritures, peut-être le récit, mieux à même de captiver l’attention du lecteur, tout en abordant les thèmes qui me tiennent à coeur et qui sont la devise même de la République : liberté, égalité, fraternité.

Parce que ceux qui méconnaissent l’histoire sont condamnés à la revivre :

Bonne gens, les choses ne peuvent bien aller en Angleterre ni ne iront jusques à tant que les biens iront de commun, et qu’il ne sera ni vilains ni gentilshommes, et que nous ne soyons tous unis.  À quoi faire sont cils que nous nommons seigneurs, plus grands maîtres de nous ?  À quoi l’ont-ils desservi ?  Pourquoi nous tiennent-ils en servage ?  Et si nous venons d’un père et d’une mère, Adam et Ève, en quoi peuvent-ils dire ni montrer que ils sont mieux seigneurs que nous, fors parce que ils nous font gagner et labourer ce que ils dépendent ?  Ils sont vêtus de velouz et de camocas, fourrrés de vair et de gris; et nous sommes vêtus de povres draps.  Ils ont les vins, les épices et les bons pains; et nous avons le seigle, le retrait, la paille, et buvons de l’eau.  Ils ont le séjour et les beaux manoirs; et nous avons la peine et le travail, la pluie et le vent aux champs; et faut que de nous vienne, et de notre labour, ce dont ils tiennent les états.  (Sermon de John Ball in Chroniques de Sire Jean Froissart Vol II partie 1 – La révolte des paysans).

Rien n’a vraiment changé sous le soleil.

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Philippe Huysmans

Webmaster du Vilain Petit Canard, citoyen de nationalité belge, marié et père de deux enfants. Je vis en Belgique et j’exerce la profession d’Informaticien à Bruxelles. Mes articles

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